Takako Saito, l’inutilité et la pureté

La liste des champs de découvertes est longue. Elle est en plus ouverte à beaucoup d’autres voies possibles d’interprétation. Rompant la suite de ceux qui sont en français, elle contient de temps à autre des mots anglais comme « Book », « Do it yourself », « To my friends », et une seule expression en allemand qui serait comme le lien autour du bouquet, « Viel Vergnügen ! » (c’est-à-dire Amusez-vous bien!). Le choix des rêves à bâtir, si l’on dévie à peine le titre de cet ouvrage, est donc large. Dreams to do, cela inclue ce qu’incarne par nature Takako Saito, l’expérience de l’âge, la jeunesse de l’esprit, une philosophie innée, le festif par vocation, la logique implacable du jeu d’échec pour fil conducteur.
« Comme Duchamp, c’est précisément pour leur inutilité et pureté que Saito a célébré les échecs. Elle n’en est pas moins consciente qu’ils sont depuis toujours associés au combat mental et à la compétition au plus haut niveau de raisonnement abstrait intellectuel et spatial». A ces deux termes, qu’on croirait à tort réducteurs, il faut donner le sens que leur donnaient les poètes japonais du XVIIème siècle, ceux qui comme Basho composaient avec quelques mots un haiku où l’essentiel est contenu dans l’éphémère. L’économie des moyens sert une profusion d’idées. 

L’interaction entre l’objet créé et le spectateur est un souhait de l’artiste, mieux, une invitation qui lui est proposée, presque un conseil sinon une obligation mais doucement formulée, comme si la participation était un mot d’ordre prononcé à mi-voix. Il y a de quoi en effet se divertir en parcourant les salles où sont exposées les œuvres de Takako Saito. Née voici neuf décennies à Sabae-Shi, dans la préfecture de Fukui, au Japon, elle conserve de sa terre natale une éternelle jouvence à la manière des jardins zen qui conservent leur fraîcheur sous la chaleur, font d’un caillou ordinaire un rocher inaccessible et d’une simple mare un lac démesuré.

 


A la dernière lettre de cet abécédaire, le Z, on relève ceci : « Avant de lire (peut-être) mieux vaut regarder le travail ». Le visiteur passe ainsi devant des centaines de haïku qui auraient délaissé les lettres pour adopter des formes visuelles. Des pierres aux papiers incisés, des coquillages aux boîtes-objets, il va de surprise en étonnement, d’interrogations en applications pratiques, comme celle de mettre une graine dans une pièce de bois savamment évidée et qui, par un système caché de galeries creusées, disparaît pour se loger un peu plus bas, là où on ne l’attend pas. Il faut plus que du talent pour concevoir un tel divertissement, une sorte de génie du mystère et du calcul qui confond le raisonnement.
Comme si l’art de la transformation devenait un passetemps, Takako ajoute à ses propres engagements d’aujourd’hui les questions que se posait le mouvement Fluxus, né vers 1960 et héritier des enseignements de Marcel Duchamp.

 

Apparemment, les pièces se multiplient à l’identique ; attention, elles ne sont jamais pareilles et induisent un renouvellement constant de la curiosité. A contempler ce damier d’échec posés sur un chapeau melon, ces boutiques où tout semble disponible à l’achat en sachant que l’argent n’est pas nécessaire au bonheur de l’acquisition, ces cubes jaunes et noirs de tailles différentes qui défient les lois de la physique, ces vêtements légers et clairs comme des nuages de matin d’été, on s’interroge pour connaître les motivations de l’artiste qui a conçu justement tant « d’inutilité et de pureté » ? Selon le principe japonais qui veut que le moins suggère le plus, ce travail en apparence minimal déclenche des tsunamis d’impressions. Cette première monographie de l’artiste accompagne l’exposition qui se déploie au musée d’art contemporain de Bordeaux, le CAPC, et réunit pas moins de 400 œuvres. Une carrière où le détail est l’élément constructeur majeur est ainsi reconstruite, quand « le matériau le plus anodin se trouve métamorphosé ». Avec toujours, cette « dissolution des frontières entre l’art et la vie », selon un des auteurs de l’ouvrage qui permet d’entrer encore davantage dans cette singulière performance. Cette exposition s’inscrit dans le cadre de la saison culturelle de Bordeaux dédiée à la Liberté.

Dominique Vergnon

Alice Motard, Eva Schmidt et Johannes Stahl (sous la direction de), Takako Saito, Dreams to do, 185 illustrations, 240 x 180, éditions Snoeck, mai 2019, 320 p.-, 48 euros (en français, anglais et allemand).

http://www.capc-bordeaux.fr jusqu’au 22 septembre 2019.

 

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