Le rayonnement des Changenet

Siège de la chrétienté en Occident dans sa plus grande partie au XIVe siècle, dont l’impressionnant Palais des Papes témoigne toujours du rôle joué, foyer d’art autour de quelques grands noms comme celui du peintre Enguerrand Carton, qui fut aussi verrier et enlumineur, Avignon est en plus au cœur d’un réseau d’artistes venus de plus loin que les bords du Rhône, ainsi que cet ouvrage l’explique dans des pages aussi passionnantes à lire que séduisantes à voir.
D’autres villes régionales, où à cette même époque les arts sont florissants, se relient à la cité provençale. Il s’agit de Dijon, capitale des ducs de Bourgogne, province assez fière et puissante pour s’étendre jusqu’à la mer du Nord et s’être affranchie de la tutelle des rois de France, et de Marseille, qui de par sa vocation maritime, a une tradition d’ouverture et d’entreprise. Mais au-delà de ce triangle, par le jeu des influences et des rencontres, des cités italiennes et flamandes s’intègrent dans cette vaste chaîne de savoirs.

 

Parmi les premiers noms que l’on découvre, celui de Changenet, une famille de peintres dont le représentant le plus éminent est Jean, chef d’un atelier rayonnant et puissant, fondé en 1480, autour duquel gravitent les autres membres de la dynastie, Pierre et Henri, Josse Lieferinxe, gendre de Jean, originaire des Pays-Bas, singulier dans sa personnalité comme dans son style.
Son  Ecce Homo, de 1505, détrempe sur toile, est saisissant en raison de l’obscurité rompue par de grands accents de rouge et de blanc, nuancés de rose et de jaune qui règne et ajoute au drame de l’instant. Se rattachent aussi à ce groupe d’artistes, tels Jean Grassi, qui reprendra l’atelier à la mort de Jean, et Bernardino Simondi, qui venaient l’un et l’autre du Piémont, en Italie. Ce dernier exécute avec Lieferinxe un aussi superbe que terrible Saint Michel. L’atelier, qui a une large clientèle de juristes, universitaires, prélats, est une structure efficacement organisée, reposant sur le travail de nombreux apprentis et compagnons, ainsi que le précise Sophie Caron.

 

À ces noms, s’ajoute encore celui de Nicolas Dipre, qui viendra travailler dans l’atelier de Jean, rue de la Miraillerie à Avigon. Il est pour sa part, également membre d’une dynastie de peintres cette fois d’Amiens, et entre autres œuvres, exécutées dans la lignée de Jean Changenet, l’auteur de petits panneaux sur noyer, admirables de sincérité et en même temps de sobre grandeur.
Dans cette constellation de talents croisés, il faut enfin citer un artiste espagnol, qui intègre l’atelier Changenet, Juan de Nalda, sans doute né dans la province de La Rioja et qui aurait pu rencontrer le célèbre Berruguete.
D’une certaine manière, c’est donc une bonne partie de l’Europe qui se croise dans ce périmètre, où brillent, ainsi que le note dans sa préface Sébastien Allard, directeur du département des peintures au musée du Louvre, virtuosité et inventivité.

Des noms plus connus apparaissent de par le rapprochement de leurs œuvres avec celles des Changenet et de ceux qui les suivent, confirmant l’importance de la famille. Ainsi celui d’Hugo van der Goes, né à Gand vers 1440, qui reçut des commandes importantes de la Cour de Bourgogne, qui renvoie à son tour aux maîtres insignes que sont Jan van Eyck et Rogier van der Weyden  et celui de Martin Schongauer, peintre et graveur que Dürer, jeune, admirait. Autant dire que les cultures de ces centres d’art à la fois s’imposent dans leur style propre et s’unissent pour aboutir à des œuvres d’une haute perfection, dont chaque illustration rend très bien compte, rappelant qu’œuvres et artistes dialoguent sans cesse au long de cette étude.

Analysant avec un souci extrême tous les indices possibles, à la manière d’une véritable enquête policière transposée dans le domaine artistique, dissipant les zones d’ombre existant entre les ateliers et les œuvres, corrigeant si besoin certaines attributions, confirmant d’autres, établissant des hypothèses et des restitutions comme celles faites autour du Retable de Saint Sébastien ou de celui sur la Vie de la Vierge, cet ouvrage se lit avec un intérêt jamais démenti. Notamment, le chapitre consacré au Calvaire du Parlement de Dijon, exécuté par Josse Lieferinxe, vers 1505, parfaitement décrit par le conseiller royal Hugues Picardet, œuvre au parcours longtemps mal apprécié, et qui grâce à des recherches récentes, a été identifiée et dont on salue la composition équilibrée selon l’axe vertical de la Croix, l’harmonie entre la Vierge assise à dextre, sa robe cramoisie et son manteau bleu brodé d’or, saint Jean, agenouillé à senestre, les mains en prière et la bouche entrouverte, son manteau pourpre doublé de blanc et sa soutane perse.
Voletant dans la nuée, au-dessus d’un paysage de montagnes arides et de campagne plus aimable et boisée, des anges, des élus et des monstres. Comme partout ailleurs, se remarque la simplicité des propos, avant tout inspirés par une profonde connaissance religieuse, et la hardiesse des formes et des géométries, qui en s’additionnant, assurent à chaque pièce à la fois intimité et monumentalité, et allient sans doute ce qui domine en ce siècle de ferveur, la rigueur de la pensée et la douceur des sentiments.

 

Dominique Vergnon

 

Sophie Caron et Elliot Adam (sous la direction de), La Maison Changenet, une famille de peintres entre Provence et Bourgogne vers 1500, 197 x 250 mm, 110 illustrations, In fine éditions d’art, mai 2021, 180 p.-, 32 euros.

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