Jakob Burckhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie, Italiam, caput mundi

« Cet ouvrage n’est qu’un essai dans le sens strict du mot ; l’auteur est conscient d’avoir entrepris une tâche ardue avec des moyens limités ». Tel est avertissement liminaire, empreint de modestie, que Jakob Burckhardt plaçait en introduction de son ouvrage monumental, la Civilisation de la Renaissance en Italie, paru en 1860.

 

On sait à quel point cette synthèse impressionna Friedrich Nietzsche, qui y puisera le matériau de sa deuxième Considération inactuelle. Pourtant, grâce à la belle préface de Robert Kopp qui en retrace la genèse, le lecteur perçoit à quel point cette entreprise dut se frayer avec difficulté un chemin vers la reconnaissance de sa qualité. En effet, son auteur, rejetant la démarche du « spécialiste », préférait se situer dans la vulgarisation érudite, à destination des dilettanti ; mais sa puissance de travail et son souci de la précision lui feront largement dépasser l’objectif qu’il s’était assigné au départ, celui de fournir de petits manuels traitant des moments clés de l’histoire occidentale.

 

Publié à une époque où la discipline était la chasse gardée soit des conteurs d’épopée à la Michelet, soit des positivistes plus arides, la Civilisation déroutera par sa vision non chronologique. Y est privilégiée une approche des faits humains en synchronie, plutôt qu’un récit des événements liés par des rapports de causalité. Au travers des plongées opérées par l’essayiste dans les conceptions de l’état, de l’individu, des rapports interpersonnels, des mœurs et des pratiques religieuses, c’est une société qui ressurgit, dans sa vivante complexité et sa richesse.

 

Burckhardt excellait dans l’art du portrait : il suffit pour s’en convaincre de parcourir la galerie des « petits tyrans », dont certains semblaient être nés « l’épée au côté », à l’instar des Sforza ou des Malatesta. Il évoque avec maestria le fantôme de Rome, à travers ses colonnades, ses voûtes, ses marbres ou ses grotesques (au sens premier). L’âme de « la ville aux grandes ruines » sommeille, telle Julie, fille de Claudius, dans l’attente que quelque audacieux vienne briser sa longue catalepsie. Burckhardt analyse aussi en profondeur le genre littéraire de la biographie, manifestation « du talent de peindre exactement l’homme historique au physique et au moral ». Mais les chapitres les plus captivants restent peut-être ceux associés à des valeurs ou des aspects conceptuels. Ainsi de la raillerie et du mot d’esprit, envisagés en connexion avec l’individualisme, le raffinement, l’émergence de l’État moderne, le comportement en société. On pourrait aussi détacher l’excellente étude qui occupe le pénultième chapitre, consacrée à la survivance des superstitions antiques, avec sa cohorte de mages, d’astrologues, de nécromants et autres « métoposcopes » dont les avis subjuguaient les Grands comme les masses. C’est là un authentique morceau de bravoure qui illustre, par l’un de ses aspects les plus aberrants, l’originalité de l’Italie de l’époque, dont l’aspiration humaniste se situe à l’intersection du paganisme et de la foi chrétienne.

 

Lecture féconde en enseignements, qui se dévore avec gourmandise ou se savoure par bouchées, ce livre longtemps « méconnu et défiguré » peut désormais redevenir un classique des études culturelles. Plus qu’à une description, c’est à un voyage amoureux à travers une époque qu’il nous convie, celle où la civilisation occidentale a connu une forme d’âge d’or.            

 

Frédéric Saenen

 

Jakob Burckhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie, préface de Robert Kopp, Bartillat, mars 2012, 642 pages, 28 €

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