Biographies d'écrivains de tous temps et de tous pays.

Louise Weiss : Biographie


La mémoire d'une Européenne

Où va l’Europe ? Alors que les citoyens des six pays fondateurs  peinent à trouver dans une union monétaire sans contrôle supranational à sa mesure l’esprit qui animait les pères fondateurs de l’Union, la tragédie grecque ouvre la crise de l’Europe des gouvernements. Journaliste pacifiste, féministe, cinéaste, femme d’influence et eurodéputé, Louise Weiss (1893-1983) a pleinement vécu  l’aventure européenne – celle qui méritait vraiment que l’on vive pour elle…

 

Cet après-midi du lundi 9 décembre 1918 à Strasbourg, une robuste fille blonde avait pris place, en costume d’Alsacienne fraîchement repassé, dans la tribune officielle dressée place de la République – l’ancienne « Place de l’Empereur ». Sa famille était venue de Paris en automobile pour se joindre aux fêtes de la Désannexion – celles du retour de l’Alsace à la France. La fille aux beaux atours fraîchement repassés s’assit près de Georges Clémenceau, le Président du Conseil, et de Raymond Poincaré, le Président de la République – « légèrement en retrait », tout de même... Cette jeune personne pratiquait l’art d’être toujours aux bonnes places. Ce n’est pas étonnant : à vingt-cinq ans, Louise Weiss était quelqu’un qui comptait dans la République. Cet après-midi là, au défilé, en regardant le défilé des troupes sabre au clair et des « délégations des cités de Basse-Alsace en costumes ancestraux », elle constate : « Pour la première fois, les hommes me trouvaient belle. »


Mais la splendeur du défilé lui inspire une autre interrogation : « Valait-il la mort de deux millions de Français ? » Cette jeune personne volontaire avait faite sienne l’idée du Président des Etats-Unis Woodrow Wilson : « Faire la guerre à la guerre. »

 

La « Vierge de la Paix »

 

Louise Weiss est née le 26 janvier 1893 à Arras, de Jacques Weiss (1867-1945) et de Jeanne Javal (1871-1956). Sa famille, d’origine alsacienne du côté de son père, appartient à la haute bourgeoisie républicaine et dreyfusarde.


Après des études supérieures au Collège Sévigné, elle est reçue, à l’âge de 21 ans, l’été 1914, à l’agrégation de lettres – quelques jours après l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc François-Ferdinand. Nommée à Châtellerault (« une chaire à deux cent francs par mois »), elle démissionne sur le champ… Dans les premiers mois de la Grande Guerre, elle crée à Saint-Quay-Portrieux, chez son oncle, un hôpital militaire et un refuge pour les évacués du Nord, avant de rejoindre son père à Bordeaux en 1915. Sous le pseudonyme de Louis Lefranc, elle écrit des articles pour Le Radical, le journal d’un ami de son père, le sénateur des Basses-Alpes Justin Perchot – et rencontre le jeune Jean Monnet (1888-1976), dont l’action pour la coordination de l’effort de guerre déjà annonce le Marché Commun…


Dans le salon de Claire de Jouvenel à Paris, Louise s’assit «  en bout de table à côté d’un lieutenant inconnu », de petite taille, « le col court, les épaules trapues, le front dégagé par un début de calvitie ». Elle est frappée par la précision avec laquelle ses mains manucurées manient ses couverts. Il se présente : Milan Stefanik, né à Kosariska en Slovaquie. Astronome engagé dans l’armée française, il a étudié à l’Observatoire de Meudon et réalisé une étude sur les possibilités de radiocommunications en Equateur.

Que faites-vous ici ? lui demande-t-elle.

- Je fais le Grand-duché indépendant de Bohême, lui répond-t-il passionnément.


Cette rencontre enflamme la jeune fille pour la cause de la Tchécoslovaquie : « Je n’éprouvais pour lui aucun attrait physique, mais je lui appartenais sans réserve, spirituellement. Il m’emploierait pour sa cause, comme bon lui semblerait. »

Louise venait de trouver une raison d’être et d’agir. Il ne lui reste plus qu’à trouver une tribune à la mesure de sa passion…


Le 12 janvier 1918, Louise Weiss lance, avec le « publiciste » Hyacinthe Philouze, le premier numéro de son journal, L’Europe Nouvelle, et l’engage résolument « dans les voies ouvertes par le Président Wilson ». Cet hebdomadaire d’influence installe Louise dans son rôle de journaliste pacifiste en vue – et dans sa réputation de « Vierge de la Paix ». Mais la jeune visionnaire est loin de faire l’unanimité parmi ses contemporains, à en juger la réputation que lui fait cette mauvaise langue d’André Germain (1881-1971), dit « le fils du Crédit Lyonnais », qui la compte au nombre de ses Grandes Favorites :

« Dans le combat qu’elle menait, Louise ne pouvait pas compter sur les séductions d’un physique enveloppant. Bien qu’elle eût recueilli plusieurs fois, des hommages masculins, elle apparaissait surtout comme une incarnation de l’énergie, je dirai même : de l’énergie virile (…) Forte de l’appui tchèque et de plusieurs autres appuis analogues, Louise eut, aussitôt, une idée géniale : devenir, par l’intermédiaire d’un magazine, l’inspiratrice et la muse de cette Europe en voie de réorganisation. Et, hardiment, elle intitula son organe : L’Europe Nouvelle. Quinze ans durant, Louise dirigea avec succès, parfois avec éclat, son « Europe ». Naturellement, cet hebdomadaire, docte malgré ses partis pris et assez ennuyeux, ne pouvait prétendre à la faveur du grand public ; mais il avait acquis la clientèle d’une certaine élite, en même temps que l’estime des chancelleries et leur protection. Les honneurs pleuvaient sur Louise, et elle récoltait en même temps des subsides. » (1)


La jeune rédactrice en chef réunit autour d’elle des hommes politiques de premier plan comme Aristide Briand, Léon Blum ou Edouard Herriot – sans oublier les trois fondateurs de la jeune République Tchécoslovaque : Thomas Masaryk, Edvard Benès – et, bien sûr, Milan Stéfanik…

Ce dernier, devenu ministre de la Défense du premier gouvernement de la République Tchécoslovaque,  lui apprend qu’il s’est fiancé avec « une très jeune fille », la marquise Giuliana Benzoni, rencontrée à Rome, lors du Congrès des Nationalités Opprimées d’avril 1918. Il meurt en 1919 dans un accident d’avion, léguant à Louise un apostolat exigeant.

Cette année-là, l’intrépide journaliste entame, seule, un premier périple en Europe centrale qui la mène d’abord à Prague, chez le président Thomas Masaryk. « Quelle folie m’habitait de vouloir connaître le monde ? » se demande celle qui a décidé de travailler à la paix en participant pleinement à l’histoire du monde. Ses reportages à l’étranger paraissent en première page du Petit Parisien – le quotidien dirigé par Elie-Joseph Bois.


A Moscou, elle rencontre notamment le raffiné ministre des Arts, Lounatcharski ainsi que sa protégée du moment, Isadora Duncan, Léon Trotsky, Lénine qui lui dédicace son portrait et l’ambassadrice féministe Alexandra Kollontaï, théoricienne de l’émancipation sexuelle, dont « l’intelligence de feu » la séduit. Surtout, elle réussit le sauvetage de cent vingt-cinq institutrices françaises piégées au service des grandes familles dépossédées par la révolution d’Octobre…

En 1930, afin de « supprimer la guerre », elle crée une Ecole de la Paix qui essaime dans toute l’Europe – avant que le national-nationalisme ne « calcine le terrain »…


En 1931, la patronne de L’Europe nouvelle qui ne rate pas une séance de la Société des Nations accompagne « l’Apôtre de la Paix », Aristide Briand, à Berlin et donne, dans ses Mémoires d’une Européenne, sa vision d’une capitale qui s’abîme dans tous les « plaisirs » :

« L’immoralité de la ville s’étalait partout. Des caricaturistes multipliaient à l’envi les images immondes de ses nouveaux riches, de ses éphèbes, de ses filles. Le dévergondage dans les lieux publics annonçait des frustrations collectives dangereuses. Des théoriciens de la libido éclosaient comme des orties au printemps. Beaucoup, il faut le souligner, étaient Juifs. En attendant, quelques Français, répondant aux invites des péripatéticiennes du Tiergarten, les avaient suivies jusqu’en leurs mansardes pour découvrir, au dernier instant, qu’elles n’appartenaient pas au sexe opposé. »


Le doute l’étreint : cette Société des Nations si impuissante face aux orages annoncés ne trahirait-elle pas un droit qu’elle-même avait édicté ? 

 

L’arpenteuse de mondes

 

Longtemps, l’intrépide Louise est demeurée une jeune fille de la Belle Epoque mise sous clé par ses parents - à trente ans passés, elle leur louait encore un studio au rez-de-chaussée de l’immeuble familial. Mais l’appel de l’immensité, la passion d’agir sur son temps et l’appétit du monde l’acculent à un perpétuel dépassement.


En 1934, sentant la paix compromise par le réarmement allemand, elle abandonne à sa collaboratrice, Madeleine Le Verrier, la direction de L’Europe Nouvelle, après avoir signé, dans le numéro du 3 février, cette ultime mise en garde : On ne pactise pas avec Hitler.


Elle crée La Femme nouvelle qui milite pour « l’égalité des droits politiques des Français et des Françaises » et tient boutique aux Champs-Elysées sous bannière féministe.  A l’avènement du Front Populaire, Léon Blum lui propose un portefeuille, à condition qu’elle abandonne sa campagne féministe – la gauche redoute une récupération du vote des femmes par le clergé… Fidèle à ses convictions, elle refuse.

En 1938, elle obtient la création du Comité des Réfugiés et s’occupe, en qualité de secrétaire générale, des émigrés allemands, espagnols ou antifascistes italiens – elle sauve les 1000 passagers du Saint Louis qui fuyaient l’Allemagne nazie.

Après un nouvel amour malheureux avec un « Chevalier » trop tôt disparu et un voyages aux Etats-Unis pour chercher des médicaments pour les enfants de France, elle entre en résistance sous le nom de « Valentine agent 1410 » et signe Louise Vallon ses articles dans La Nouvelle République, le journal clandestin du réseau Patriam Recuperare.


Après guerre, elle multiplie jusqu’à un âge avancé les reportages autour du monde, les récits de voyage et les films, accompagnée, de l’Alaska au Cachemire, par un jeune opérateur, Georges Bourdelon, fasciné par sa « puissance d’exécution ». C’est à l’Elysée, devant le général de Gaulle, qu’elle projette chacun des films qu’elle ramène de ses expéditions au long cours – jusqu’au bout du grand âge qui s’avance...


Louise Weiss est à l’origine de la création d’un institut de polémologie à la faculté des sciences humaines de Strasbourg et de l’Institut des Sciences de la Paix qui, grâce à la Fondation qui porte son nom, décerne un prix destiné à récompenser les auteurs ou les institutions ayant contribué à l’avancement des sciences de la Paix et à l’amélioration des relations humaines. Au nombre des lauréats figurent le chancelier Helmut Schmidt (1977) et le président Anouar el Sadate (1980).


Le 17 juillet 1979, la pionnière de l’idée européenne devient la doyenne du Parlement européen élu au suffrage universel dont elle prononce le discours inaugural. Présidente d’un jour, elle dit sa joie de voir une « vocation de jeunesse miraculeusement accomplie » et sa foi en « la raison humaine »...


L’arpenteuse de mondes et de grandes causes s’éteint chez elle le 26 mai 1983, en « Grand-Mère de l’Europe », après avoir concilié ses combats personnels avec les grands enjeux planétaires – et avoir vu se réaliser un peu de son grand rêve européen de réconciliation des peuples. Ce rêve-là inviterait-il désormais à célébrer davantage un improbable âge d’or que ses lendemains sans avenir ? L’Europe, plus que jamais, envers et contre tout ?

 

Michel Loetscher

 

1) André Germain, Les Grandes Favorites, Sun, 1948

Les citations de cet article proviennent des six tomes de ses Mémoires d’une Européenne (Payot et Albin Michel). 

 

 

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