La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. Entre les pages (1)


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


Mes tiroirs sont pleins de vieux bouts de papier portant un numéro de téléphone, un nom, une adresse, dont je ne sais plus rien : poussière des rencontres. J’hésite à les jeter, ils ne sont pas si encombrants, et sait-on jamais ? Je conserve des cartes postales signées d’initiales devenues énigmatiques. Cette étincelle, cette pincée de cendre, braise masquée, pourrait, se rallumant, éclairer tout un pan perdu de ma mémoire. Amitiés effacées, oubliées, défuntes : ce ne furent pas des amitiés, à peine des hasards, sans conséquence. Je glisse ces signes insignifiants entre les pages d’un livre, presque sûr de les faire à tout jamais disparaître pour moi, absents, mais non détruits ; de même, les parents du petit Poucet abandonnent leurs enfants dans la forêt, au froid, sous les voûtes vertes, parmi les champignons et les mousses, le gui, sous les étoiles indifférentes, et à la dent de l’ogre, dévorés, si le cœur maternel de sa femme ne les protège. Cailloux blancs sur des chemins qui ne mènent nulle part.

 

Je garde les cartons de vernissage. Certains se serreront entre deux livres ; leur minceur ne fait pas déborder le bloc des ouvrages ; d’autres, page double, une aile prise, une aile blanche, entre deux volumes, illustreront un rayon de la bibliothèque, fenêtre ou volet dans la façade : portrait de Mallarmé, regard et visage de Picasso, L’escamoteur de Bosch, le cavalier de Sienne au cheval vêtu comme un prince, allant au pas entre deux collines couronnées de tours carrées, cubiques, crénelées, et de remparts, de bannières, de pavillons, d’oriflammes. Le caparaçon, le dessin et la courbe de sa double ligne de losanges, de carrés, cette ponctuation, est pure peinture comme celui des chevaux d’Uccello. Cette mélodie décorative donne au tableau, à la fresque, son unité, sa base, fondamentale. Peut-être en fut-elle la semence, et, pour le peintre, la raison de peindre. Pourtant, dans ce paysage terre de Sienne au ciel sombre, j’ai l’impression de chevaucher en compagnie de cette vivante statue équestre, de ce cavalier noble, de cet homme immobile qui va ; et je me souviens de Sienne, de la coquille de sa Grand Place, et, sur un petit panneau de bois, dans un musée, d’une barque, déserte, sur le rivage, solitaire sur le sable, comme échouée au fond du monde, et que nous voyons de la hauteur où se tiennent les anges, les oiseaux, comme on verrait une barque en rêve, qui nous attend, et nous emporterait, au-delà de l’horizon, une barque en forme de lèvres.

 

Je me souviens de Sienne, au soir tombant, au crépuscule, et de son ciel rose comme un feu très doux.

 

Parfois il m’arrive d’oublier ce que ces cartons recouvrent. J’en ai confié à quelques livres d’art, comme des repères. Il faut que l’un d’eux soit bien laid pour que je me résigne à sa destruction. Un jour, quelqu’un qui me ressemble, mêlant hasard et collection, cachette et conservation, aura plaisir à ces images d’un style aujourd’hui moderne, actuel, qui sera vieillot, daté, ancien, – devenu document, témoignage ; un plaisir comme celui que j’éprouve à découvrir, entre les pages d’un livre que je croyais introuvable, naufragé, – son titre seul flottant sur les plis et les moires de la mer, notre mémoire –, un ticket de métro ; et je revois et j’entends le métro d’une autre époque ; je pense à l’escalier roulant aux marches de lames de bois, comme le caillebotis des cabines de plage, et que souvent j’ai pris, à Denfert-Rochereau ; débouchant, au sortir de ce plancher mobile, de ce store de lamelles, oblique, mouvement perpétuel, espèce de roue à aubes des moulins que j’écoutais ruisseler dans mon enfance en Normandie, au bruit différent de tous les autres escalators, sur la belle architecture de Ledoux, ces colonnes à tambours ronds ou carrés, alternés, qui sont une part du génie et de l’invention de Claude Nicolas Ledoux ; – le mur murant Paris rend Paris murmurant, cet octroi, cette barrière, au temps des charrettes et des chevaux, peut-être des bœufs, entre campagne et marché, le rat des champs nourrissant le rat des villes ; cette avenue où grondèrent les chars du général Leclerc, blindés couleur de sable, la foule des drapeaux tricolores, les bouquets, les baisers sur les tourelles, rires, larmes de joie, les canons d’acier tournés vers le Lion de bronze, sorti du même atelier que la Liberté, son flambeau, sa couronne de flammes, son diadème ; proue, figure de proue, statue-colonne et monument, phare, au seuil d’un nouveau monde, peut-être d’un nouvel âge, salut au pauvre émigrant qui se serre contre la rambarde, dans la clameur des steamers, des paquebots, le cri pointu des mouettes, respirant déjà l’odeur de l’Amérique, chercheur d’or… Mais que pouvait éprouver l’Indien, le Peau-Rouge, laveur de vitres à Manhattan, devant cette géante, cette déesse des Blancs, comme, sculptés sur le roc des montagnes, devant les profils des présidents d’un pays qui l’avait dépossédé du sien ? Amérique ! Démocratie née de ce que l’on ose appeler un génocide, européen, et dont les États ne se sont unis, contre l’esclavage, qu’au prix d’une énorme guerre de Vendée. Herbe, feuilles d’herbe, tachée de sang.

 

Et notre enfance, par les illustrés hebdomadaires et au cinéma, fut peuplée de cow-boys, de saloons aux portes battantes, de bagarres parmi les verres et les bouteilles qui s’écroulent, d’étoiles de sheriff, d’attaques de diligence, de longs chariots bâchés à travers les déserts, de tentes coniques décorées et teintes de bisons, d’Indiens tournant à cheval autour du cercle d’un campement hâtif de conquérants de l’Ouest, tirant des flèches, cependant que les familles blanches, et les carabines posées entre les rayons des roues, tirant, espèrent l’arrivée au galop des soldats aux tuniques bleues, et la trompette qui donne l’assaut. Mais nous lisions aussi La case de l’oncle Tom, Le dernier des Mohicans.



J’aimais le métro Denfert à cause de son escalier de bois, de cet insolite élément de nature, comme si la forêt avait résisté à toute l’industrie, au fer.

 

Je le regrette comme Diderot sa vieille robe de chambre.

 

Maintenant l’escalier, le bois du métro, et les banquettes de jadis étaient elles aussi de bois, n’est plus qu’un escalier roulant pareil aux autres. Qui pense que les rails du métro Denfert-Rochereau croisent ou côtoient le dédale des catacombes, frise de crânes et de fémurs, où, sans un guide, Hermès municipal, sans un gardien du labyrinthe, l’imprudent risque de se perdre, s’ajoutant peu à peu à la décoration funèbre, peuplant pour sa part le sépulcre, enrichissant de ses os le trésor calcaire et ricanant, participant à la sculpture macabre, immobile danse des morts, clameur muette, Arc de Triomphe de la mort ?

 

Parfois, au sortir du métro, le regard se porte sur une gare blanche, proche et lointaine, qui ressemble à un château, un château de songe et de craie ; une gare où plutôt que vers un autre lieu, une banlieue, on s’embarquerait vers un autre temps, qui ne serait ni celui de l’avenir, ni celui du passé ; un temps sans calendrier ; un embarcadère vers soi-même.

 

Gare analogue à l’écriture, en somme.

 

Et la blancheur de cette gare fait écho à celle des coupoles et des dômes de l’Observatoire, tout proche, autre embarcadère, et dont les fentes, paupières verticales, me font penser à l’œil des chats, comme, sur les postes radio de ma petite enfance, quand je cherchais la voix de pays étrangers, à l’œil d’un chat me faisait penser, quelque part sur le cadran, l’œil vert variant selon la précision ou l’imprécision du réglage. Dans cette boîte, toutes les langues du globe. Un trait vertical, sur l’écran plat, allant et revenant d’un côté à l’autre, faisait le tour du monde, et parfois faisait sourdre la fontaine d’un gargouillis. C’est dans ce poste que j’ai entendu, terrifiants les clameurs d’une foule et les hurlements d’Adolf Hitler.

 

Le plaisir que peut donner un papier fossile, je viens de l’éprouver en ouvrant un livre de Cendrars, Anthologie nègre – ce titre aujourd’hui convenable serait Anthologie noire, Anthologie africaine ; de même que sur les photos de Sartre ou de Malraux, de Prévert, on censure, on efface, la cigarette ou le mégot entre leurs lèvres ; de même qu’on s’est tortillé et entortillé, en vain, pour donner un titre décent au musée du quai Branly, et qui n’est que ridicule : « Arts premiers » !... (Quels seraient donc les « arts seconds » ? Et la Vénus de Lespugue, chef-d’œuvre de l’art « antépremier » ? Mais l’art préhistorique n’est en rien primitif et il a connu des styles successifs, des variations, de même que l’art « classique ».

 

Nous ne pouvons nous dispenser de nommer les écoles, les styles, les époques ; de qualifier d’un mot l’art particulier d’un artiste. Sinon, comment enseigner l’histoire, la chronologie ? Mais avec cet étiquetage commence l’erreur, l’inintelligence. D’une moquerie, d’une saillie, d’un quolibet, d’une caricature, on fait un sac où seront fourrés ensemble Cézanne et Pissarro, Monet. On fait de Rousseau, le Douanier, un naïf, le Naïf. Écran devant sa peinture, et devant toute peinture. Miroir déformant. Il n’est de science que du général mais de saveur que particulière, jusqu’à l’indicible. Apprendre à voir la peinture est aussi savoir se taire.

 

Il est possible qu’il y a quarante mille ans, et plus lointainement encore, l’esprit de l’homme avait d’autres dimensions, d’autres facultés, que les nôtres ; de même que pour s’orienter, par exemple, et retrouver à cent lieues leur gîte, comme l’aimant attire la limaille, les animaux ont des capacités que nous n’avons pas, que nous n’avons plus. Nous ignorons la façon dont les hommes de Lascaux percevaient le monde ; leur peinture cependant l’implique ; et nous sommes devant cet art, nous le regardons, comme s’il s’agissait de l’art « historique ». Mais la clef de tout art humain est peut-être dans cette dimension de l’esprit, qui n’a jamais disparu ; un rêve plus profond que la raison et plus profond que le rêve ordinaire. Pourtant, loin d’y reconnaître l’onirique et le surnaturel, il parait que Breton, grand arpenteur des songes, maître de l’obscur, passa le doigt sur l’ocre d’une figure pariétale, craignant qu’il s’agisse de l’œuvre toute récente d’un faussaire ; craignant d’être dupe. Il est vrai qu’on emplirait un musée de faux chars étrusques et de contrefaçons de boucliers gaulois.

 

Le livre de Cendrars – il faudrait aussi ôter la cigarette de nombre de ses photos – publié Au Sans Pareil, nouvelle édition, 1927, je l’ai trouvé dans l’éventaire d’un libraire pour bibliophile, rue Monge. Sa première édition, aux Éditions de la Sirène, date de 1921. Je confondais ce recueil africain avec les Petits contes nègres pour les enfants des Blancs. C’est un gros livre, plus de trois cents grandes pages. Travail de « compilation », écrit Cendrars. Oui, mais quel travail !

 

Blaise Cendrars dit qu’il se faisait suivre dans ses voyages, à travers le monde, d’une malle de livres. Cabinet de lecture du capitaine Nemo. Mais on n’imagine guère ce Cendrars studieux, bénédictin de bibliothèque, copiste. Pourtant : il est l’auteur de ce livre qui ne ressemble à aucun autre, – ce « chemin-de-fer » : la Prose du Transsibérien… L’auteur d’un livre longtemps légendaire : La Légende de Novgorode. (Cette orthographe fait rêver plus que l’orthographe habituelle. Il n’est pas vrai que les noms propres n’ont pas d’orthographe. Le Tibet n’est pas le Thibet ni les Carpates, trop près de « blatte » et de « carpette », ne sont les Carpathes. J’aime mieux avoir habité Sète que Cette. Le désir de voyage naît souvent de la couleur et de la forme du nom des villes, dans les livres, sur la carte. Sète, par l’ondulation de l’initiale, le vent qui fait flotter l’accent comme une ramure, un pavillon, la couleur dont cet accent colore le mot, la muette finale silencieuse comme l’horizon, évoque cette « île singulière », comme Valéry, je crois, désignait sa ville natale.)

 

Existe-il un ouvrage sur « Cendrars lecteur », « Cendrars bibliomane », « Cendrars et le livre » ? Le monde, le livre, l’homme, – cet homme qu’il était lui-même ; « de lettres », non ! mais d’écriture… Même la ville, par ses affiches, lui fut un livre, de papier, de colle, sans auteur, et que le vent ou la main d’un passant déchire, changeant la page en peinture cubiste, en composition abstraite, en poème dada, en collage, en palimpseste lettriste. Même l’écran lui fut un livre, un monde mouvant comme la mer, que le phare d’un projecteur, et son cliquetis, projette sur la voile d’un navire à l’ancre, d’un navire au panache d’encre.

 

Apollinaire et lui auraient pu lier connaissance dans la lueur verdâtre de la Bibliothèque nationale.

 

Je lis un conte au hasard, où s’est ouvert le livre : merveille de malice et de sagesse, d’invention. Cette histoire d’un homme, d’un caïman, d’un chacal, est d’emblée mémorable. Ésope ou La Fontaine au pied d’un baobab ou à l’entrée d’une case, les frères Grimm dans un décor de tambours, d’arcs, de flèches. Un autre conte est un Boccace. Et l’écriture de Cendrars, la traduction, va sans ralentir le pas. Les faits, la chose telle qu’elle est, telle qu’elle fut, la maxime, le proverbe… L’ensemble peint le monde comme un miroir reflète le cours d’un chemin.

 

Louis Parrot, dans le Cendrars des Poètes d’aujourd’hui, chez Seghers, rapproche l’intérêt porté à ces contes, à cette bibliothèque de langues et de lèvres, d’oreilles, et la présence des sculptures d’Afrique dans les ateliers et la création des peintres d’alors. Mais je ne vois pas de lien profond, d’identité, entre ces deux modes, ces deux mondes, entre le récit et la figure. Ce grand bourlingueur, ce grand voyageur de voyages dont on ne sait avec certitude s’ils furent imaginaires comme ceux de Jules Verne, ou réels ; même le voyage transsibérien ; mais peu importe ; Hermès est dieu de l’écriture autant que des chemins ; ce nomade, Blaise, sous la lampe verte de quelque bibliothèque, anglaise peut-être, le voici longtemps assis, immobile, recopiant des pages et des pages, traduisant, goûtant cette Théogonie, cette Genèse, comme il écrira une Fin du monde, une Apocalypse. Le voici saint Joseph de Cupertino volant comme un ange dans le ciel des livres.

 

Cette œuvre, l’Anthologie, est l’une des plus oubliées de Cendrars. Le livre, sur la tranche, et le bord de sa couverture, bleue, rehaussée d’un beau cadre rouge, s’effrite et s’émiette un peu. Je le recouvrirai de papier transparent, un papier cristal, celui des fleuristes, en rouleau de larges feuilles qu’on découpe, comme le faisait Raymond Guérin, pour tous ses livres ; et comme plus personne, sans doute, ne le fait. À la longue, c’est le papier transparent qui se dessèche, se fane, se ternit, se fendille, vieillit. Le soleil l’a mordoré.

 

Plier le papier, avec soin, en lisser la pliure, pour recouvrir le livre sans en voiler le titre ni le nom de l’auteur, ajuster à l’intérieur du papier les coins superflus, mais protecteurs, est un geste, un rite, de même nature que celui qui consistait à glisser entre les pages un coupe-papier, du début à la fin, d’un coup, d’emblée, ou, plutôt, au fur et à mesure, comme on se fraie en forêt un chemin ; la limite des pages coupées disant le lieu de la lecture suspendue, la halte, et l’étendue de la promesse.

 

Forêt vierge, livre vierge ! Page offerte aux yeux du lecteur comme la neige, au matin, par la fenêtre, à l’enfant, ébloui par le silence de son jardin, le pôle nord des toitures. Cet exemplaire est désormais le vôtre. Vous avez mis votre pas sur la Lune. Il est heureux que le livre trouve place entre mille mains, se multiplie, mais cet ouvrage n’appartient qu’à vous, pour un temps. Son silence et le vôtre seront un seul silence. (Ici pourrait s’ouvrir, poème en prose, un éloge du coupe-papier, dague de boudoir, épée miniature d’un conquérant ; et l’évocation du bruit qu’il fait en séparant les feuilles, un bruit un peu mat ; selon l’épaisseur du papier. Existe-t-il un musée du coupe-papier comme il en est de l’éventail – j’ai vu à Séville, dans un palais, une galerie d’éventails de tous les pays du monde, admirable, plumes, papier, – ou du tire-bouchon, et, peut-être, du cerf-volant, du sablier, de la rose des sables ? Un catalogue du coupe-papier analogue à ceux du timbre pour le philatéliste ?)



Dans le livre de Cendrars, entre la couverture et le faux-titre, désuète, soigneusement pliée, en français et en anglais, dormait la tête sous l’aile une publicité – on disait alors une « réclame » – de Guerlain, parfumeur, avenue des Champs-Élysées : « Par Brevet d’invention (S.G.D.G) : Crème Secret de Bonne Femme ». On imagine cette affichette coupée aux ciseaux – on ne dirait même plus aujourd’hui « tract », encore moins « feuille volante », mais flyer ; sans même que surgisse l’image d’un oiseau ou d’un papillon – et dont quelques fragments, typographiques, composeraient un poème de Breton ; ou se liraient collés parmi des morceaux de papier peint ou de journal dans une toile cubiste.

 

La crème était fabriquée à Bécon-les-Bruyères (Seine). On lisait : « L’épiderme du visage d’une femme peut être comparé à certaines fleurs et ne peut, sans s’abîmer, être exposé au froid, au vent, au soleil, à l’air salin, d’où la nécessité de la garantir pendant la journée par une légère couche de crème et de poudre. Ce besoin est d’autant plus nécessaire de nos jours, que les dames s’adonnent volontiers à la vie sportive, chasse, yachting, automobile. » Et la suite, de même farine.

 

Cette feuille s’est-elle trouvée glissée là par hasard, conservée, – « Crème de Bonne Femme », par une « dame », un jour de yachting, sur la plage, maillot rayé comme les tentes et les cabines, sentinelles de l’horizon ? Guerlain finançait-il le Sans Pareil ? La réclame, pliée en deux, a le format de l’ouvrage.

 

Quand j’ai trouvé dans un livre de Verhaeren, chez un libraire d’occasion près du carrefour Montparnasse, à l’ombre de Rodin devenu Balzac, rue Delambre, rue de l’Ambre, un carton représentant un dîneur d’allure britannique, j’ai cru, comme le libraire sans doute, qu’il s’agissait d’un signet commercial, mais c’était une aquarelle, signée Villon ; et le livre avait appartenu à l’un de ses frères. Au dos de l’image figurait le menu offert aux convives. Pour un repas de famille, une fête en Normandie : la cuisine, l’énoncé des plats, le suggérait.

 

En d’autres temps, j’aurais écrit un roman, une biographie qui fût aussi un essai, sur les frères Duchamp : Jacques Villon, Duchamp-Villon, Marcel Duchamp.

 

Pourquoi ce pseudonyme, et puis cette jonction du nom de famille et du pseudonyme devenu le nom d’un frère ; et ce nom de famille, avec le nom de baptême, le voici assumé par ce négateur, ce nihiliste – Marchand du sel ? (Anagramme comme celles que Tzara déchiffrera chez Villon, François Villon.)

 

Comment ont pu dialoguer ces frères, et leur œuvre ? Le peintre abstrait, épris du Nombre d’Or, le sculpteur qu’on peut dire cubiste, l’auteur de l’illustre céramique, de la roue rayonnante, du hérisson vertical, arbre à bouteilles vides ?

 

Je n’aurais pas oublié l’oubliée, Suzanne, leur sœur, peintre, elle aussi, et qui ne fut pas inconnue.

 

Le récit, le roman, le film, partirait de ce repas de famille. Et puis se déroulerait la bobine du siècle.

 

Les douaniers, à New York où, grâce à Duchamp, Brancusi expose ses sculptures, veulent taxer l’importation comme métal, matière brute, et n’y reconnaissent pas des œuvres d’art. Qu’est-ce donc qu’une œuvre, que l’art, qu’une œuvre d’art ? Ces questions, cette question, Duchamp les pose lui aussi ; sur un autre mode. Uriner dans la célèbre vasque, muséale, obsolète, la ruiner, serait un délit, comme si l’on attentait à la Victoire de Samothrace, à la Vénus de Milo, à tout marbre vénérable, ou si l’on moustachait pour de bon la Joconde (dont chacun sait qu’elle n’a pas froid aux yeux). « R. Mut » ? « Mutter ». Ce monument phallocratique est un sarcasme, un blasphème. Comme certaine Fessée de Marx Ernst. Diables ou diablotins de sacristie, de pacotille. Crapauds de bénitier. Iconoclastes de salon ! (Je laisse la suite au capitaine Haddock.) Satan, chez Rimbaud, chez Baudelaire, est d’une autre trempe. Il est vraiment l’Adversaire.

 

Brancusi quitte les Carpathes et s’en vient à pied jusqu’à Rodin pour être son élève, son disciple. Puis s’en éloigne : « Rien ne pousse à l’ombre des grands arbres. » Il invente la sculpture de Brancusi, où se côtoient l’art primitif, paysan, néolithique, et l’art abstrait le plus lisse, le plus pur ; la matière et la lumière, l’invisible, s’épousant, grâce à la splendeur de la forme.

 

L’amitié de Duchamp et de Brancusi, cette fraternité, m’a toujours étonné.

 

Une photo montre Brancusi, Duchamp, Tzara. Brancusi, berger des Carpathes, patriarche, prophète, vêtu en ouvrier, serré entre Duchamp, à l’allure de commissaire froid, cravate, manchettes à bouton, et Tzara, monocle, nœud papillon, l’air facétieux.

 

Il faudrait, dans le roman, parler de Duchamp et de Tzara ; leur proximité, me semble-t-il, n’est qu’accidentelle. Autant de distance entre eux qu’entre le Surréalisme et Dada. Ce roman pourrait être l’occasion de « déconstruire » tout un pan de l’histoire de l’art.

 

La première phrase de Tzara que j’ai lue, le premier vers, était l’exergue d’un livre d’Éluard : « La résistance s’organise sur tous les fronts purs. »

 

[A suivre]

 

Claude-Henri Rocquet

Juin 2015

1 commentaire

asmahane sara

C'est - presque - aussi beau et fantasque que Vialatte!  Vos chroniques m'enchantent.  Merci, Monsieur.