L’extase de voler et d’être un grand oiseau

Émerveillement : c’est le premier mot qui m’est venu à l’esprit après avoir lu les 70 premières pages de ce récit dans lequel notre plus grande prosatrice française – je pèse mes mots – Catherine Poulain, raconte son histoire. Errance, voyages, animalité : c’est sous ces auspices que se déroule ce texte merveilleux, qu’on ne peut pas comparer à un roman contemporain. Ici, c’est plutôt de Cendrars ou Giono qu’il faudrait rapprocher notre "clocharde magnifique", marin, tailleuse de vignes, couseuse de plaies, saisonnière en Provence, sauveteuse d’oiseaux de proie : la fauconne – relisez ses romans précédents, Le grand Marin (2016), Le Cœur blanc (2018), tout deux déjà garants d’une lecture extasiée.
Pour le titre de ce récit, Catherine Poulain a bien raison de citer Saint-John Perse, dans son Anabase : L’ombre d’un grand oiseau me passe sur la face. Elle est de même valeur, ès qualités, que les plus grands de nos auteurs ; d’un coup d’aile, elle appartient à la littérature – son seul bercail.
Ce grand écrivain, cette exploratrice nous embarque dans les flots de ses voyages, dans les taillis de ses trouvailles buissonnières, dans la lecture, telle un haruspice, des traces de sang ou du foie des animaux sauvages. Car sauvageonne, elle l’est ! Toujours prête à s’échapper du troupeau, à partir au loin quoi qu’il en coûte – et le prix à payer est cher ! – toujours capable de se faire violence, de se forcer, de faire face à ses démons : […] un docteur a décidé de m’en guérir. Il a arrêté mon traitement, m’a bourrée de Valium et foutue dans son lit. […] J’avais moins peur de son pauvre sexe pathétique que de l’autre bête, la vraie. […] Il y aurait toujours pire que cela, cette fausse étreinte, ce sexe entre mes cuisses et tous ceux qui plus tard viendraient contre mon gré – parce que le monstre lui serait là à l’affût, sans cesse, dissimulé dans mes entrailles. Donc fuir, voyager, travailler jusqu’à s’écrouler de fatigue, suivre dans le ciel le vol des bernaches et surtout, protéger, recueillir, offrir un abri.
Dans ce récit, le nombre de bêtes qui sont sauvées par l’autrice est impressionnant : humbles insectes, merles, corbeaux, minuscules bestioles cachées sous l’écorce de bouts de bois qu’on va mettre au feu, et surtout, à la fin, une petite fauconne borgne. Cette oiselle de proie aux ailes abîmées devenue comme un éventail plaqué sur une grille, sera secourue, choyée, nourrie, puis libérée – source d’angoisses : se pourrait-il qu’elle meure en n’ayant pas réappris à voler ? Depuis deux jours, tu t’accroches au grillage de la cage lorsque j’arrive au matin. Prête à l’envol ? Fauconne qui ne dit jamais rien, veux-tu me crier enfin qu’il te faut y aller à présent, que l’appel du vent te tire au-dehors, vers le grand ciel de décembre ? Tu lances ta nourriture à terre. Tu n’en veux plus. Tu veux sortir. Vas-tu mourir d’ennui et de chagrin, tel le quetzal, l’oiseau fabuleux, celui qui meurt entre ses barreaux ? Et si le tuer est un crime, n’en est-ce pas un de te garder prisonnière ?
En l’ayant recueillie, cette prisonnière blessée, Catherine Poulain se sauve elle-même… Puis à nouveau prend son envol.

Bertrand du Chambon

Catherine Poulain, L’Ombre d’un grand oiseau, Arthaud, août 2023, 173 p.-, 18€

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