Tragédie, pleurs et joie, immensité : le dernier Glendy Vanderah

Quelquefois un lecteur compulsif, capable comme moi de lire deux cent-cinquante livres chaque année, m’écrit pour m’invectiver. Quoi ! me dit-il, comment osez-vous ne parler que de grands écrivains américaines (il déteste dire : autrices), de ces Louise Erdrich et autres Delia Owens ? N’êtes-vous pas foutu (il ose me parler ainsi…) de dénicher une auteure française, une femme, voire même un homme, tout aussi grande ? De ces écrivains immenses qui chantent la nature, la volonté, la fureur de vivre : des Carco, des Cendrars, des Isabelle Eberhardt, des Giono, des Irène Némirovsky de 2023 ?!
Si, lui réponds-je ici, j’en ai trouvé, Monsieur. Mais il n’y en a qu’une. Les autres sont passées sous mes radars. Il y a Catherine Poulain. Je l’affirmais ici il y a deux semaines : son dernier texte, L’Ombre d’un grand Oiseau, est un chef-d’œuvre ahurissant et raffiné. Elle y allie le récit, l’épopée, la poésie… Voilà. Assez parlé de notre plus grande prosatrice française. Maintenant, mettons les choses au point : à part l’exceptionnelle Elif Shafak, qui est turque – L’île aux arbres disparus, 2022 – je n’ai trouvé que des autrices nord-américaines, accompagnées il est vrai d’un seul auteur, jeune et grandiose : Gabriel Tallent, avec My absolute Darling. Est-ce ma faute si nous n’avons pas de grands espaces, et des ancêtres trop petits, un Flaubert au lieu d’un Faulkner ? Des naines : des Marguerite Duras, des Amélie Nothomb, et non pas des Carson McCullers, Dorothy Johnson, Eudora Welty ? Sans parler, plus tard, de Toni Morrison…
Vous voyez, Monsieur, que je sais me faire des amies…
Continuant de me tourner vers les grandes américaines, voici que j’apprends – enfin ! – qu’un deuxième roman de Glendy Vanderah vient de paraître. Ô joie inexprimable ! J’avais adoré son premier roman, Là où les arbres rencontrent les étoiles. Se pourrait-il que son petit dernier soit aussi délectable à lire ?
D’abord, ce n’est pas un "petit dernier", c’est un gros dernier, si j’ose dire : 586 pages et toute la vie d’une femme vivant dans la partie sauvage de l’État de New-York (cela existe), qui apprenant que son mari la trompe, oublie son bébé, la petite Viola, dans la forêt. Lorsqu’elle revient dix minutes plus tard, le couffin et le bébé ont disparu. Elle va divorcer, tout quitter, abandonner même ses deux autres enfants, fuir au plus profond de ces forêts qui l’avaient toujours accueillie. Enfant, elle laissait des messages à tout ce qui vit : Chère Madame la salamandre, aujourd’hui, dans le bus, Heather a dit devant tout le monde que mes vêtements étaient sales. Si seulement je pouvais vivre sous cette bûche avec toi. Toi au moins tu n’es pas obligée de te laver. Enfant rebelle, femme égarée. Elle se fait violer dans les bois, poignarde son agresseur, s’enfuit. Elle trouve cela juste : elle croit avoir mérité cette punition :  Je sais me servir d’un couteau de chasse, hurle-t-elle. Je sais faire ! … Le barbu lui balança son poing dans le visage, encore. Sa joue gauche et son œil droit explosèrent. Elle vit le sang gicler, des étoiles blanches, puis elle tomba au sol. … Or elle s’en sortira.
Une autre femme appelée Mama élève la petite Viola en lui disant qu’elle est sa fille, et que son père est le Dieu des Corbeaux. D’où le prénom qu’elle lui a donné – Raven. La gamine va mettre très longtemps à avoir le droit d’aller à l’école, à apprendre qu’il existe un monde où l’on parle de Star Wars, de donuts et de base-ball. Tout comme les autres protagonistes des grands romans des "Nature writers", pensons à Turtle, chez Gabriel Tallent, ou à Kya, dans Là où chantent les écrevisses (Delia Owens), la jeune Raven apprend tout dans et par la nature, connaît les oiseaux, les poissons, les fleurs : Je dors ici pour être près des chouettes et des autres bruits de la nuit. Quand les nuées de dendrocygnes à ventre noir survolent la maison la nuit, c’est magique. Sa mère ne s’y oppose pas : que sa fille dorme au creux d’un arbre, ou plus tard entreprenne des relations sexuelles avec un jeune homme, lui convient tout à fait : la fille du Corbeau n’est pas supposée se comporter comme le commun des mortels.
Peu à peu, la lectrice et le lecteur commencent à se douter de quelque chose. Ce roman paraît bien long… Et si la petite Raven, par quelque miracle dont la littérature et surtout : la vie, ont le secret, retrouvait un jour sa famille d’origine ? Ses deux frères ? Sa mère qui est partie s’exiler en Floride ? Celle-ci ressemble d’ailleurs comme deux gouttes d’eau à Ellis, l’exilée qui avait oublié sa propre fille. Et si un jour ces deux-là se rencontraient ?
C’est ici que se révèle l’incroyable talent de Glendy Vanderah : non seulement elle réussit à nous rendre plausible ce miracle, cette succession de coïncidences stupéfiantes qui nous garde en éveil de deux heures à quatre heures du matin sur les 200 dernières pages, mais encore elle nous fait pleurer, tant l’amour qu’elle porte à ses personnages est saisissant. Chef-d’œuvre absolu, poignant, irrésistible : n’en dévoilons pas les méandres. Jusqu’au bout, nous ignorons si le happy end ou la tragédie la plus atroce attend la petite Raven redevenue Viola.
Inutile d’insister davantage : si l’on ne décide pas de lire Dans la Forêt des larmes, on rate le tout meilleur roman de l’année 2023.

Bertrand du Chambon

Glendy Vanderah, Dans la Forêt des larmes, traduit de l'anglais par Laura Bourgeois, éditions Charleston, août 2023, 586 p.- 22,90 €

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