Un amour impossible : La fin d’un parcours avec Christine Angot

Voilà… C’est terminé ! Une belle rencontre entamée il y a plus de vingt ans, des retrouvailles régulières, sans trop savoir où ça allait nous conduire, de longs silences de plusieurs mois, et puis la petite musique d’une voix devenue familière qui se fait entendre à nouveau, er qui entraîne un peu plus loin, encore, dans une intimité qui n’en finit pas de se dévoiler.

 

Avec Christine Angot, nous étions devenus des familiers. Comme elle l’est devenue pour des milliers de lecteurs, des centaines de milliers.

J’avais lu rétrospectivement ses toutes premières publications, Not to be, Vu du ciel… J’avais suivi son parcours, de révélations en révélations, de confidences en indiscrétions. Et puis son succès de plus en plus médiatique avait rempli les colonnes des journaux et des hebdomadaires, je l’avais croisée comme des millions d’entre nous à des Fêtes du livre, à Saint-Étienne et ailleurs.

 

Elle est devenue une star de l’édition, à la télévision, à la radio. Une belle réussite. Aujourd’hui, on lui promet le Goncourt. Quoi de plus normal ?

 

En deux soirées, j’ai lu Un amour impossible. Et j’ai renoué avec mon ancienne passion. Je n’avais pas lu ses deux derniers livres, La Petite foule et Une semaine de vacances. J’en avais un peu assez d’entendre toujours la même histoire, son viol, son mal-être, son rejet d’une vie banale et moyenne. À la fin, j’avais eu l’impression, comme disent les adolescents, qu’elle faisait « un peu trop sa star ». Et puis, le mois dernier, j’ai acheté son livre. Je n’y ai pas touché tout de suite. Pas pressé. Un peu embarrassé même, comme le sentiment de retomber dans une vieille addiction, pas bien grave certes mais tellement inutile.

 

Michel Brix, un universitaire belge, l’expliquait fort bien dans une étude consacrée à Flaubert, publiée il y a quatre ou cinq ans : la littérature française romanesque était morte, en tout cas inféconde, incapable de raconter des histoires. Et ce qu’on appelait « roman » n’avait rien de romanesque. Strictement rien. Plus rien. L’auteur racontait un bout de sa vie, au mieux il brodait autour mais il n’inventait rien. Il ne savait plus faire. Et la faute en revenait à Flaubert…

 

J’ignore si Christine Angot aime Flaubert, si elle se sent prise dans son héritage littéraire. En tout cas, ce qu’elle publie est soigneusement marqué de la mention « roman ». Pourquoi ? pour se protéger de quoi ? au nom de quelle nécessité impérieuse ? Elle n’y parle pourtant que d’elle, de sa mère, de son père, de son enfance, de sa tante, son oncle, ses cousines, et on a tellement l’impression que tout est vrai. D’ailleurs, c’est bien son intention, non ? depuis des années ? faire en sorte de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? Non, ce n’est pas ça ? Si, bien entendu… Elle tourne autour de la vérité, comme un enquêteur de la police judiciaire qui revient sans cesse, plus souvent encore que l’assassin, sur les lieux du crime, et qui observe, qui traque le moindre indice, qui rejoue la scène, qui imagine, qui invente… Ah non ! ne rien imaginer, surtout pas ! ne rien inventer mais retrouver le mot entendu, le geste effectué. Faire renaître une émotion enfouie mais qui n’a jamais disparue. Faire renaître le passé qui n’est pas en cendres et ne brûlera jamais complètement.

 

Christine Angot en Colombo ? peut-être pas. Un amour impossible, à défaut d’être un roman, est une longue introspection, une sorte de visite à son psychanalyste pour comprendre avec ses propres mots ce qui a été vécu, ce qu’elle a enduré. Après Christine devient mère, Christine a un nouveau copain, on avait dû lire aussi Christine quitte Montpellier, Christine et le succès, Christine et ses éditeurs, etc., on a maintenant… On a quoi, d’ailleurs ? Christine se réconcilie avec maman ? Il est probablement impossible d’imaginer les souffrances morales, et physique, d’une fille violée par son père, on peut supposer sa douleur, essayer de se faire une idée du choc subi et des ravages terribles qui restent à jamais enfouies dans la fille qu’un père incestueux a voulu briser. Il faudrait être stupide pour ne pas entendre le besoin – et le devoir – de reconstruction. Il faudrait tout ignorer de la littérature pour ne pas comprendre, et savoir d’avance, qu’elle est peut-être le meilleur – le seul ? – moyen pour se reconstruire. Il faudrait être inconscient pour ne pas observer dans les péripéties angotiennes comment de livre en livre – pardon : de roman en roman ! – Christine Angot poursuit un chemin thérapeutique semé d’embûches avec ses rémissions et ses rechutes. On ne guérit pas du cancer de l’inceste.

 

Mais, cette fois, Christine Angot est arrivé au bout du traitement : son père est mort depuis plusieurs années, elle a connu des hommes, elle a voulu se venger de sa mère, elle s’est construite, détruite, reconstruite, elle a raconté, tout raconté, recommencé encore… Il ne restait plus qu’un examen, un dernier geste (médical) : se réconcilier avec sa mère, si absente au fond de ses précédents textes, retrouver celle qui l’a élevée, qui l’a aimée, qu’elle a aimée, follement, mais qui n’avait pas su la protéger de son père, de son prédateur comme disent les medias, avides d’images faciles. C’est chose faite. La réconciliation est même rendue publique avec Un amour impossible. On s’en réjouit pour elles.

 

On s’en fiche un peu pour nous. Un peu amers, peut-être, les lecteurs : comment pourrait-il y avoir encore un autre roman, l’année prochaine, à la rentrée littéraire 2016, puisque cette fois tout est dit ? Et que les dernières pages résument même les épisodes précédents, Claude, Montpellier, l’arrivée à Paris… Non, on ne retrouvera plus Christine Angot ; son viol, ce n’est pas un soap opera ; son père, sa mère, Eléonore, elle et tous les autres, ne sont pas les personnages d’une médiocre série américaine. Christine Angot n’est pas la scénariste du feuilleton Amour, gloire et beauté… Brix avait donc raison : la littérature-médicament n’a rien à voir avec une œuvre d’art, elle ne mène nulle part non plus. Quand l’auteur s’est enfin raconté et qu’il commence juste à moins souffrir de son enfance – nul ne guérit de son enfance, chantait Ferrat – c’est la littérature qui prend fin cependant : on jette toujours à la poubelle les derniers comprimés restants quand on se sent mieux, et on tourne la page. On va vivre enfin. Et le lecteur restera tout seul, abandonné, sans livre entre les mains.

 

Le Prix Goncourt pour Un amour impossible, oui, franchement, pourquoi pas ? Une belle consécration, pour ce dernier opus, résultat intime d’une expérience de vie, comme écrivent les pigistes, fruit charnu, digeste et même goûteux produit par un arbre moins infécond que prévu et qui a déjà produit une vingtaine de spécimens. Un amour impossible se lit bien, c’est même passionnant (pour qui a lu les publications précédentes) et on a l’impression d’être à la même table que Christine et sa mère, dans ce café du dernier chapitre… Juste une inquiétude : Edmond de Goncourt n’avait-il pas souhaité l’instauration de ce prix pour une œuvre prometteuse, le premier roman d’un jeune auteur à encourager, plein de dons à exploiter ? Un Prix Goncourt qui ne récompenserait pas un roman, encore moins un premier roman, bon, après tout… Enfin…

 

Encore une chose… J’ai détesté le dernier chapitre. On savait depuis longtemps les origines juives de la mère de Christine Angot. Mme Schwartz. C’était dit, au passage, sans que le lecteur ne soit appelé à y attacher une grande importance. Il m’avait toujours semblé que le sujet n’était pas là. D’ailleurs, je crois que ce que les lecteurs appréciaient dans l’œuvre de Christine Angot, par delà quelques bas instincts voyeuristes un peu flattés, c’était bien la réflexion sous-jacente sur la question sociale : un jeune homme de bonne famille ne peut épouser une dactylo de Châteauroux.  Et tant pis s’il y a un enfant, qu’il ne reconnaîtra pas de si tôt ! Oui, un roman social que la vingtaine de textes publiés par l’auteur, même si chacun n’est pas un roman à lui seul ! En tout cas, c’est ce que je lisais. Et que j’aimais lire.

 

Et puis tout est rompu aujourd’hui ! Si Angot n’épouse pas Schwarz, ce n’est plus (seulement) pour une question sociale – « elle veut mettre la main sur un fils de famille » (p. 207) mais pour une question d’antisémitisme ! M. Angot était antisémite : « dans leur monde on n’a pas d’enfant avec une juive » (p. 211) ; il appartenait à un monde supérieur « sur plusieurs plans…mais aussi comme ils disent de la « race » (p. 205) et il n’a pas voulu de Rachel Schwarz, explique Christine à sa mère « parce que tu étais juive » (p. 204)… On change le roman familial. Christine Angot récrit l’histoire qu’elle nous a racontée depuis vingt ans. Et on n’a rien à dire puisqu’on n’appartient pas à cette famille, qu’on ne sait pas qui était le père Angot, fils d’un directeur Michelin, polyglotte et cultivé mais antisémite. Forcément antisémite. Comme toute la bourgeoisie des beaux quartiers parisiens ? Pierre Angot était donc antisémite et il faut croire que c’est vrai, sans discuter. Il faut accepter l’histoire même sui elle paraît ainsi transformée in extremis. Après tout, c’est un roman, non ?

 

Bon... Je n’ai pas aimé le dernier chapitre parce qu’il met mal à l’aise. Christine Angot avait-elle besoin d’utiliser son roman familial pour participer à la dénonciation du fameux grand complot anti-juif ? Oui, l’antisémitisme est à punir, par la loi, par des actes politiques, sans conteste, par des gestes du quotidien. C’est de notre responsabilité à tous. 2015 a aussi commencé à l’Hyper Casher, malheureusement… Mais voir le grand méchant loup, partout, même là où il n’est peut-être pas – Mme Schwarz ne semble guère convaincue : est-elle aveuglée ou trop bête pour le comprendre ? mais qui l’accuserait alors de bêtise, Angot père ou Angot fille ? – c’est un peu excessif pour un lecteur surpris mais surtout attristé, et convaincu bientôt qu’il en va là d’une nouvelle trouvaille médiatique pour « faire le buzz », comme disent quelques bobos dans le vent… Car Christine Angot tellement excessive va jusqu’à écrire au sujet de son père : « Il était missionné… tous son milieu qui lui tient la main et qui l’épaule. » (p.209) Oui, si on veut… Je ne suis pas franchement convaincu, pourtant. Bon, si c’est une manière pour l’auteur de représenter une gauche bien-pensante qui ne sait plus que se lamenter contre l’ordre conservateur qui déferle dans la presse, mené, dit-on, par Finkielkraut, Onfray, Zemmour et les autres… Une gauche bien-pensante qui, ne sachant plus que dire ni contre qui se battre, Don Quichotte hagard et déboussolé, s’empare de ses vieilles antiennes et de ses anciennes peurs, et ressort encore la question de l’antisémitisme, alors reconnaissons que les intellectuels de cette gauche-là sont désormais bien pauvres en arguments justes et efficaces ! N’est pas Zola qui veut, et d’ailleurs Zola ne confondait pas roman social et lutte contre l’antisémistisme ! Les antidreyfusards n’étaient pas ses personnages de roman, pas plus que son père, sa mère…

 

Thierry Poyet

 

Christine Angot, Un amour impossible, Flammarion, août 2015, 218 pages, 18 €

 

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