Le jour où Roger Vadim, Louis Malle et Federico Fellini décidèrent de prendre ensemble un Poe au Café d’Edgar...

POE SESSION

Avec Victor Hugo, Simenon, Agatha Christie et Conan Doyle, Edgar Poe est l’un des scénaristes les plus prolifiques de l’histoire du cinéma, mais il a généralement été cantonné à la série B. Ses histoires abordent toujours de près ou de loin la question de l’Inconscient, et certains critiques ont pu à juste titre avancer la thèse selon laquelle la série B, parce qu’elle était faite sans moyens, dans l’improvisation très souvent, « en quatrième vitesse » donc, s’apparentait à l’écriture automatique. C’est paradoxalement à cause de telles contraintes que certains B restent supérieurs aux A qui ont prétendu les anoblir : le Scarface de De Palma est d’une très grande platitude et son hystérie est besogneuse lorsqu’on a en tête celui de Hawks.
   
Toutefois, il y a quarante-deux ans, un producteur français et un producteur italien se mirent en tête d’offrir à Poe les honneurs d’une production à gros budget. La mode était aux films à sketches… Avec trois nouvelles de Poe, confiées chacune à un réalisateur différent, l’affaire était faite. Cela donna donc Histoires extraordinaires, de Vadim-Malle-Fellini. La tentation est grande de se livrer au petit jeu du classement, mais l’exercice est vain, ne serait-ce que parce que Fellini est d’emblée hors concours. Avec son sketch « Toby Dammit, ou Il ne faut jamais parier sa tête avec le Diable » (tiré d’une nouvelle que Baudelaire n’avait pas jugé bon de traduire en français), Federico a fait, comme on pouvait s’y attendre, du Fellini, ce qui ne veut pas dire d’ailleurs qu’il ait trahi Poe. Terence Stamp, dans le rôle d’un acteur alcoolique et allergique à la lumière, débarque à Rome pour jouer dans on ne sait trop quel western financé par le Vatican, mais, ayant d’abord croisé sa « doublure cinéma », il est poursuivi par le fantôme d’une petite fille sans âge qui, avec son ballon blanc, le conduit irrésistiblement jusqu’à la mort (seul James Bond peut réussir à traverser une rivière en voiture en s’engageant sur un pont dont la partie centrale s’est écroulée…).
   
Vadim s’amuse à introduire dans son moyenâgeux « Metzergenstein » des références à d’autres histoires extraordinaires de Poe : le choix de Peter Fonda pour interpréter le cousin dont Jane Fonda, sadique châtelaine, tombe amoureuse (et qui se réincarne peut-être dans l’un de ses chevaux ?) est un clin d’œil au couple formé par le frère et la sœur de la maison Usher. Mais les cadrages sont incertains et les costumes semblent sortir du même stock que ceux qui servirent la même année pour Barbarella, ce qui est fâcheux. Malle enlaidit Bardot comme il n’est pas permis en l’affublant d’une ridicule perruque noire, mais son « William Wilson » a le classicisme audacieux qui convient à une nouvelle qui s’est imposée avec le temps comme l’une des grandes variations littéraires sur le thème du double. Comme la CGI n’existait pas encore en 1968, les deux William Wilson ne sont pas toujours interprétés par le même Delon, et les visages sont souvent dissimulés sous des loups, mais il n’est pas sûr que ce décalage nuise au sujet. On aura deviné, si on ne le sait déjà, que William Wilson 1 finit par se tuer lui-même en voulant se débarrasser de William Wilson 2.
   
Moins passe-partout qu’Histoires extraordinaires, le titre anglais du film, Spirits of the Dead, souligne mieux son unité. A l’issue de chaque histoire, on comprend que les pulsions destructrices appliquées par le héros (ou l’héroïne) sur les autres (William Wilson, par exemple, disséquerait une jeune femme vivante si son double ne venait l’en empêcher in extremis) ne sont que l’expression détournée d’un désir d’auto-destruction. S’ils portent la mort, c’est parce qu’ils la portent d’abord en eux. Parce qu’ils sont déjà morts.
   
Les amateurs de Poe ne sauraient donc crier à la trahison ; les amateurs de Camus non plus, puisque Camus était convaincu que tous les assassins sont des suicidaires qui s’ignorent. Mais il y a malgré tout ici mensonge par omission. Poe ne s’est pas contenté de plonger dans les brumes de l’Inconscient. Il a été aussi, dans une tonalité beaucoup plus optimiste, l’un des premiers — et c’est ce qui fait de lui le père incontesté du roman policier — à essayer de percer à jour le fonctionnement même de l’esprit et de la conscience. On regrettera à cet égard que chaque fois qu’il s’agit d’expliquer, Vadim et Malle recourent à une voix off assez peu cinématographique, et que Fellini n’inclue pas dans sa conclusion l’ironie railleuse de la nouvelle originale, dans laquelle Toby Dammit se décapitait en heurtant en l’air un obstacle qu’il n’avait pas vu, tant il était occupé à sauter le plus haut possible pour éviter un obstacle qui se trouvait au sol.
   
Principe de composition et principe de décomposition sont évidemment toujours intimement liés chez Poe, mais on aimerait que le second ne fasse pas totalement oublier le premier. Si Poe nous fascine toujours autant aujourd’hui, c’est aussi par son obstination à vouloir résoudre certaines énigmes rationnellement. Il y a même parfois chez lui une bonne humeur que le film ignore.   

Il ne serait donc pas mauvais de compléter la vision de ce film par celle d’une Lettre volée réalisée par Ruy Guerra dans le cadre d’une série télévisée de six Histoires extraordinaires orchestrée par Maurice Ronet en 1981 (dans le sketch de Vadim, celui-ci s’était contenté prêter anonymement sa voix au narrateur). Pour marquer la progression de l’enquête de Dupin (interprété malicieusement par Pierre Vaneck), Ruy Guerra s’amuse à enchâsser l’un dans l’autre cinq flashbacks sans que jamais nous perdions le fil des événements. Cinquante minutes jubilatoires. On espère qu’une compagnie de dvd voudra bien se pencher sur la question, d’autant plus que Poe semble faire recette : sorti en mai dernier, le dvd du film de Vadim-Malle-Fellini, si l’on en juge d’après certains tarifs ahurissants pratiqués sur Internet, semble être déjà en voie d’épuisement. Heureusement, il reste les éditions anglaise et américaine (qui sont de toute façon en v.f.).


FAL


Pour le synopsis complet des trois sketches qui composent cette adaptation de l'œuvre de de Poe, on se reportera ICI.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.