"Le Jour où Gary Cooper est mort", témoignage d'un monde disparu

Ma
i 1961. Un jeune homme en uniforme, l’air grave, achète le journal dans un kiosque parisien. Nous sommes deux mois après le putsch des généraux d’Alger. Le jeune soldat a un train à prendre et le lendemain départ pour Oran, le Djebel. Il a pris sa décision, il n’ira pas. Il ouvre son journal, lit les nouvelles : Gary Cooper est mort. Nous sommes le 13 mai, trois ans après le retour au pouvoir du général de Gaulle. Michel Boujut perd un de ses héros de cinéma et, sans le savoir, devient un adulte en décidant de déserter.

« On peut vivre avec ses souvenirs, sans les interroger à tout bout de champ, quand bien même ils ne dorment que d’un œil. »

Dansce court récit de moins de 180 pages, Michel Boujut se raconte et se remémore le garçon qu’il était, devenu avec le temps un étranger. Il reprend le fil de la mémoire familiale marquée par la guerre, d’abord avec l’histoire de son grand-père, tué en 1914 et de sa grand-mère élevant seul leur enfant. Puis on passe à son père, embarqué vingt-cinq ans plus tard dans la seconde guerre mondiale et qui passera quatre ans en stalag. Revenu en France, celui-ci — qui habite Jarnac et connaît le frère d’un futur président de la République — s’engage en politique en adhérant à la SFIO. Il élève son fils dans la méfiance de l’URSS et dans l’anticolonialisme, grande cause de ces années cinquante où la France dit adieu à son empire. Le père de Michel Boujut, grand connaisseur des milieux intellectuels, notamment André Breton, pape du surréalisme déclinant, a donc transmis à son fils un héritage culturel et intellectuel conséquent qui l’a en partie amené à prendre la décision de déserter.

En attendant son départ, il erre dans les salles obscures et voit tous les films importants de ces années-là : citons à Bout de souffle de Godard, Rio Bravo de Hawks, le Feu follet de Louis Malle, la Flèche brisée de Delmer Daves. Devant les films, il se fait face à lui-même et prend le chemin qui va le pousser à devenir critique de cinéma.

Puis ilquitte la France via une filière mise en place par des surréalistes anarchisants. En Allemagne, il est recueilli par les jeunesses socialistes puis passe en Suisse où il est accueilli par un ancien déserteur de la 1ère guerre mondiale. Là il devient correcteur et baigne dans un milieu intellectuel qui le galvanise, loin des tueries d’Alger et de la terreur répandue en métropole par l’OAS.

« Acteur de quelque chose, il faut bien témoigner, me souffle Marie-Louise. »

L’auteur raconte son histoire avec pudeur, honnêteté. On a parfois l’impression d’être devant un film classique, sans ralenti, dont l’une intrigue se dévoile peu à peu. Il réussit à nous conter une histoire d’apprentissage — la sienne — dans un style à base de phrases courtes et ciselées, dénuées de toute trace de pathos sans graisse. Quand il raconte son face à face avec des anciens d’Algérie, plutôt nostalgiques et de l’autre bord, il les affronte  avec dignité. Pourtant, il ne les comprend pas, ne les comprendra jamais. On peut regretter que, dans une époque marquée par la guerre des mémoires au sujet de l’Algérie Française, l’auteur ne fasse pas preuve de plus de compréhension envers ceux de l’autre camp, aussi sincères que lui, même si l’histoire ne leur a pas donné raison. Quarante ans après, Boujut, toujours antimilitariste,contacte ainsi le dernier survivant de cette cour, un commandant octogénaire. Pour ce militaire, il apparaît rapidement qu’il restera toujours coupable d’insoumission, de désertion. Un traître en somme ? On est frappé par la lecture de ce passage où une violence et un ressentiment mal digéré affleurent à chaque ligne…

Reste en tout cas un joli petit livre pénétré de cet amour du cinéma que l’auteur a passé sa vie à faire partager tout en essayant de comprendre le monde et sa vie à travers un écran noir. On le comprend.

« Comment pourrait-on mieux qu’en fraude s’immiscer dans les films qu’on y [dans les salles]  projette ? Le cinéma, celui qu’on chérit,s’y fait fabrique du regard et des souvenirs. Il résiste à ce qui nous abaisse, il s’accorde à ce qui nous grandit. Guérisseur et intercesseur, il nous fait relever la tête. »

Sylvain Bonnet

Michel Boujut, Le Jour où Gary Cooper est mort, Rivages, décembre 2010, 169 pages, 7,50 €

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