Emil Michel Cioran (1911-1995) philosophe nihiliste

Cioran et ses contemporains

Vingt-deux auteurs pour explorer la situation d’Émile Cioran dans son siècle, voilà qui témoigne de la rémanence de l’œuvre de cet auteur en cette année de son centenaire, celle où il entre aussi au Panthéon de La Pléiade. Un travail si considérable qu’on risquerait de s’y perdre. Heureusement, les maîtres d’oeuvre, Yun Sun Limet et Pierre-Emmanuel Dauzat, ont créé des thèmes pour ces recherches : celui des opinions de ses contemporains sur lui, celui, plus flou, de la situation de Cioran par rapport à quelques grands axes, celui du passage de langue… Ses rapports avec Benjamin Fondane constituent un thème à soi seul.

 

On relèvera d’emblée que le ton est polémique : l’intention de cette collection est celle d’une « défense et illustration » plutôt que d’une approche critique. Parlant des textes qui lui furent consacrés après sa mort, Limet et Dauzat citent ainsi les sarcasmes de Milan Kundera à l’égard de ceux qui « ont habillé le cadavre du grand écrivain français d’un costume folklorique roumain et l’ont forcé, dans le cercueil, à tenir son bras levé pour un salut fasciste ». Sans doute y en eut-il des plumitifs de corvée, mais enfin, on pouvait prendre un peu d’altitude.

 

N’importe, il y a largement matière à apprendre. Commençons avec les souvenirs de Jeannine Worms, sur les jérémiades de Cioran, indigné de « croupir sous la pluie » pour « solliciter, comme un ramasseur de crottes » un prolongement de son permis de séjour. Car s’il écrivait français, il ne voulait pas le devenir. Sans doute parce que, quand il prenait le métro, il trouvait que les gens avaient « des gueules d’assassins ».

 

Dauzat développe une comparaison inattendue entre Cioran et Romain Gary, autre obsédé du suicide et de Judas. On y découvre une fantasmagorie sulfureuse de Gary sur le spectacle annuel de la Passion à Oberammergau. On découvre aussi un côté cioranesque chez Michel Foucault, dans cette citation : « Il ne faut pas abandonner le suicide à des gens malheureux qui risquent de le gâcher et d’en faire une misère. »

 

Monica Garoiu nous offre un savoureux exercice d’équilibre dans une autre comparaison, celle-là entre Cioran et Albert Camus. L’adjectif « savoureux » est dû au fait que les deux écrivains ne se rencontrèrent qu’une fois, en 1950, et ne s’apprécièrent visiblement pas. Camus conseilla à Cioran d’« entrer dans le courant des idées », façon de dire qu’il ferait bien de s’informer sur le contexte idéologique de l’époque, et Cioran tenait Camus pour un écrivain de second ordre, « sans la moindre trace de culture philosophique ». Néanmoins Garoiu assure qu’ils partageaient la même généalogie culturelle, les Essais de Montagne et les Pensées de Pascal. Et le sens de l’absurde.

 

Témoignages, interprétations, commentaires, et surtout révérence infaillible, tel est l’ensemble de ce livre qui évoque les cahiers de L’Herne et qui eût dû s’intituler « Hommage ». Les contradictions y sont inévitables. Exemple : page 285, Yves Peyré assure que « Cioran et Ionesco étaient attirés l’un par l’autre », alors que, page 29, Jeannine Worms rapporte que c’est Ionesco qui lui a révélé le passé fasciste de Cioran dans la Garde de Fer. Ailleurs, l’on assure que Cioran se considérait comme français, alors que, page 29, toujours, il est dit qu’il s’y refusait.

 

On attendra donc pour une autre fois une véritable analyse de son œuvre et des raisons pour lesquelles Cioran fascina son époque.

 

Gerald Messadié

 

Sous la direction de Yun Sun Limet et Pierre-Emmanuel Dauzat, Cioran et ses contemporains, Éditions Pierre Guillaume de Roux, octobre 2011, 341 pages, 26,50 €

 

» Lire la biographie d’Emil Cioran

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