Balzac, premier personnage balzacien

Le professeur émérite Gérard Gengembre fait montre d’une humilité de bon aloi lorsque, dès les premières pages de la roborative biographie qu’il consacre à Balzac, il déclare indépassables certains travaux antérieurs : le monument érigé par Maurice Bardèche, l’étude foisonnante de Félicien Marceau, les multiples monographies de balzaciens patentés, la dernière – et soufflante d’érudition - édition de la Pléiade… Mais alors, serait-on tenté de demander, à quoi bon une énième vie de Balzac ? Peut-être pour mettre en évidence moins l’ampleur du personnage que son importance dans le champ littéraire français. Et de surcroît dans tout le champ littéraire : Balzac ne se limite pas à la Comédie humaine, ni à la création romanesque. Il fut aussi ce dramaturge (malheureux), ce journaliste (intarissable), cet épistolier (immense).


Si la démesure de Balzac est bien entendu un élément clef de la compréhension de son existence, Gengembre insiste sur deux aspects, indissociables, de cette hubris en acte, et qui semblent en transcender toutes les manifestations secondaires : le travail et l’argent. Dédaignant la carrière de notaire qui s’offre à lui, Balzac affirme très jeune sa volonté de devenir écrivain, au moment où la position sociale et le statut de cette catégorie de créateurs sont en complet bouleversement… Mais ne sont-ce pas les écrivains eux-mêmes qui, par la revendication d’autonomisation de leur art, provoquent cette révolution copernicienne dans le rôle qu’ils estiment avoir à jouer dans la société ? La dynamique est difficile à débrouiller dans sa réciprocité. Retenons surtout que Balzac sera partie prenante, quand ce n’est à l’initiative, des innovations littéraires de son siècle : avènement de ce que Sainte-Beuve baptisa la « littérature industrielle » grâce notamment à l’essor des imprimeurs (encore une voie qui tentera Balzac), succès exponentiel de la presse, intérêt porté sur des sujets contemporains et donc exploitation de techniques narratives et de thèmes modernes, combat pour la reconnaissance des droits d’auteurs… À l’opposé d’un Dumas, qui comprit qu’il ferait bien de s’assurer un atelier de petites mains pour couturer ses romans avant d’y amener les retouches, Balzac, lui, fut un ouvrier solitaire. Un démiurge. L’appellation n’a rien de mythologique concernant un homme qui se reconstitue à coups de siestes brèves et reste des douzaines d’heures d’affilée assis à sa table de travail, pour peupler l’univers organique que constitue sa Comédie humaine.


Cette masse de labeur ne comblera guère les conséquences de l’intempérance absolue du personnage. Balzac ne se contentait en effet pas d’apprécier la beauté – d’un manuscrit, d’une peinture, d’un meuble, d’un gilet, d’une femme ; encore lui fallait-il la posséder. On le voit donc d’un côté engloutir des sommes folles à l’achat de tapis ou d’éléments de décoration pour ses divers lieux de résidence, et de l’autre, fuir ses créanciers en empruntant la porte de derrière. Là n’est pas la littérature, certes, dans ce tourbillon effréné d’anecdotes, à la limite du vulgaire comique boulevardier ; il n’empêche que, dépourvu de fièvre et doté d’un esprit froidement rationnel, Balzac n’eût jamais si bien exploré les ravages de la passion et de l’ambition. Son Balthazar Claës cherchait la formule alchimique de la matière ; lui voulait métamorphoser l’encre et le papier en or…


La biographie de Gengembre s’avère d’une efficacité redoutable, et en cela elle mérite une place légitime dans le corpus des grandes études balzaciennes. Organisée selon un plan rigoureusement charpenté mais qui se permet des échappées, des digressions et des anachronismes à chaque fois justifiés, elle permet d’aboutir droit à l’essentiel de l’information recherchée (données sur l’édition d’un titre, résumé et analyse des grands romans) comme elle peut constituer une lecture suivie, accessible à quiconque aimerait découvrir en profane les facettes, mates ou brillantes, d’un monstre sacré. Cela donne une référence hautement recommandable, doublée d’un portrait énergique. Le Balzac dit « classique » s’en trouve dépoussiéré et entre de plain-pied dans une modernité dont il fut à la fois le critique acerbe, le Prométhée enchaîné et l’indispensable accélérateur.


Frédéric SAENEN


Gérard Gengembre, Balzac. Le Forçat des lettres, mai 2013, Perrin, 392 pp., 24 €.

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