Althusser, le philosophe aux mains nues

La Vérité et la Littérature sont sœurs ennemies. Leurs visages respectifs se confondent plus ou moins indistinctement, quand un auteur les met au service de son « mentir-vrai » ou de son « tout à l’ego ». Il est donc rare, et d’autant plus inestimable, de rencontrer des exercices de sincérité intégrale tels que celui entrepris en mars 1985 par Louis Althusser dans L’avenir dure longtemps. Récit émouvant, envoûtant, ellipse narrative de trois cents pages (son plus ambitieux manuscrit) aux foyers de laquelle on assiste à la scène d’un drame identique.

 

Le chapitre inaugural plonge à la verticale dans ce dimanche 16 novembre 1980. Le philosophe y est campé dans le demi-jour d’une chambre, devant le corps inerte de sa compagne de toute une vie : Hélène, strangulée sans violence ni résistance semble-t-il, après ce qu’Althusser qualifie de « massage au cou », gît en travers du lit, l’apex de sa langue à peine visible. Commence ensuite une analepse qui reprend du début l’existence d’un enfant extrêmement solitaire, voué à devenir cette figure hors-norme et triplice de glosateur atypique de Marx, de dépressif profond et d’assassin.

 

Rien n’explique, ne formule mieux le projet d’Althusser que l’avertissement liminaire de son manuscrit, qu’il est indispensable de citer longuement, car aucun mot ne s’en retranche sans en affadir la portée : « Il est probable qu’on trouvera choquant que je ne me résigne pas au silence après l’acte que j’ai commis, et aussi le non-lieu qui l’a sanctionné et dont j’ai, suivant l’expression spontanée, bénéficié. Mais si je n’avais pas eu ce bénéfice, j’aurais dû comparaître. Et si j’avais dû comparaître, j’aurais eu à répondre. Ce livre est cette réponse à laquelle autrement j’aurais été astreint. Et tout ce que je demande, c’est qu’on me l’accorde ; qu’on m’accorde maintenant ce qui aurait pu être alors une obligation. »

 

Althusser décide de parler, même si rien ne l’y contraint. Il va non pas se justifier, encore moins s’excuser ; plutôt tenter de se comprendre au fil des lignes, comme s’il se livrait enfin à l’analyse dont il avait confié jusqu’alors à des spécialistes le soin de la mener. Le résultat est bouleversant et sa force repose sur un parti pris d’écriture épuré, mais à divers égards malaisé à tenir : « Loin de toute anecdote ou “journal de bord” ou mauvaise littérature qui est aujourd’hui de rigueur dans toute autobiographie (cette décadence sans précédent de la littérature), j’irai seulement à l’essentiel. »

 

« L’essentiel » vs « cette décadence sans précédent de la littérature » : cette caution garantit en soi la fluidité rédemptrice du style althussérien. En un phrasé d’un équilibre et d’une précision sans faille, le penseur égaré recouvre ses esprits, son esprit ; retraçant le parcours de son identité et de son corps, il se les réapproprie.

 

Dans un passage qui n’est pas sans évoquer Michel Leiris, Althusser revient sur son prénom, abhorré : « Lorsque je vins au monde, on me baptisa du nom de Louis. Je ne le sais que trop. Louis : un prénom que très longtemps j’eus en horreur. Je le trouvais trop court, d’une seule voyelle, et la dernière, le i, finissait en un aigu qui me blessait. […] Sans doute il disait aussi un peu trop, à ma place : oui, et je me révoltais contre ce “oui” qui était le “oui” au désir de ma mère, pas au mien. Et surtout il disait : lui, ce pronom de la troisième personne, qui, sonnant comme l’appel d’un tiers anonyme, me dépouillait de toute personnalité propre, et faisait allusion à cet homme derrière mon dos : Lui, c’était Louis, mon oncle, que ma mère aimait, pas moi. Ce prénom avait été voulu par mon père, en souvenir du frère Louis mort dans le ciel de Verdun, mais surtout par ma mère, en souvenir de ce Louis qu’elle avait aimé et ne cessa, toute sa vie, d’aimer. »

 

Cette confiscation du moi, ramené à celui d’un absent sublimé, fait écho au traumatisme de la confiscation sexuelle qu’Althusser relate, près de cinquante ans plus tard, avec un trouble et une meurtrissure évidents. Lui ayant désigné, sur ses draps, les auréoles de ses pertes séminales nocturnes, la mère d’Althusser lui aurait déclaré tout de go : « Maintenant, mon fils, tu es un homme ! », sans mesurer ce que cette phrase manifestait d’intrusion, d’intimité bafouée. Ce moment, vécu par Althusser comme un viol, inhibera sa sexualité – au point qu’il ne découvrira que tardivement la masturbation, à vingt-sept ans (!) – et le fragilisera dans son rapport aux femmes.

 

La rencontre d’Hélène, sa première compagne, au début de la trentaine, sonnera le réveil de sa sensualité, mais également le glas d’un destin irrémédiablement scellé. Althusser ne dissimule rien de ce qu’il appelle, tout bonnement, sa lâcheté fondamentale : il redoute plus que tout la solitude. Incapable cependant de se limiter à Hélène, il multipliera les relations, allant parfois jusqu’à l’outrance. Plus grave : il ne respectera pas la volonté de sa partenaire de ne rien savoir à propos de ses frasques, puisqu’il lui aura à cœur de lui présenter systématiquement ses conquêtes et ses « amitiés » féminines, pour le meilleur comme pour le pire.

 

Mais les confessions d’Althusser dépassent la sphère privée et débordent sur le terrain de son image publique, celle de professeur et de penseur. Il divulgue en effet la part d’imposture liée à sa situation, notamment en insistant sur ses lacunes dans la pratique élémentaire de Marx (dont il sera pourtant un commentateur faisant autorité) ou sur son approche pédagogique, de son aveu même souvent faite de bric et de broc. À ce titre, Althusser est assurément l’un des premiers intellectuels français à admettre sans fard avoir été, selon le trait de Heine, « connu pour sa notoriété ». C’est sans paradoxe qu’il peut assurer avoir réalisé, de la sorte, son idéal d’anonymat, par une logique subtile : « [C’est] dans la publication de tout ce qu’on peut savoir de moi [que j’] aurai ainsi à jamais la paix avec les demandes d’indiscrétion. » Il racontera en outre : « Je faisais mes affaires tout seul sans le secours de mes pairs, sans le secours des bibliothèques, dans une solitude qui me venait de loin et dont je me faisais une doctrine de pensée et de conduite. Agir de loin, c’était aussi agir sans y mettre les mains, comme toujours en position seconde […] c'est-à-dire à la fois protégée et agressive, sous le couvert de cette protection. » « Agir sans y mettre les mains » : lapsus calami étonnamment anticipatif, de la part d’un futur étrangleur.

 

L’énumération de ses nombreuses faiblesses (entre autres la peur de l’agression physique, Althusser frémissant à l’idée de voir son enveloppe charnelle entamée par la moindre blessure) contribue à l’élaboration d’un texte qui, bien loin d’être diffracté, morcelé, constitue en fait une véritable forteresse rhétorique, auto-suffisante. Aux antipodes de la forme abrupte et dogmatique qui entachait en général l’exposé de ses idées, Althusser revendique et adopte ici la clarté. On se trouve alors face à une recherche supérieure, qui vise à la parfaite maîtrise de son expression, comme dans cet extrait où les errements du sentiment amoureux cheminent de conserve avec le déroulement de sa propre définition : « Qu’est-ce donc que pouvoir aimer ? C’est disposer de l’intégrité de soi, de sa “puissance”, non pour le plaisir ou par un excès de narcissisme mais tout au contraire pour être capable d’un don, sans absence, reste, ni défaillance, voire défaut. Qu’est-ce alors qu’être aimé, sinon être capable d’être accepté et reconnu comme libre en ses dons mêmes, et qu’ils “passent”, trouvent leur voie et chemin de dons, pour recevoir par eux l’échange d’un autre don désiré du fond de l’âme : précisément être aimé, échanger le libre don d’amour ? Mais pour être le libre “sujet” et “objet” de cet échange, il faut, comment dire, pouvoir l’amorcer, il faut commencer par donner sans restriction si l’on veut en échange (un échange qui est tout le contraire d’un calcul comptable d’utilité) recevoir le même don, ou plus encore, que celui qu’on donne. »

 

En empruntant cette écriture, opposée aux langages d’appareil ou aux salmigondis idéologiques stérilisants qui contaminèrent maints intellectuels de sa génération, Althusser renoue avec une simplicité qu’il envisage comme salvatrice : « La pensée présente est théoriquement si faible que le seul rappel des exigences élémentaires d’une authentique pensée – la rigueur, la cohérence, la clarté – peut le moment venu trancher à ce point sur l’air du temps que sa seule manifestation frappera les esprits désemparés par le cours du monde. » Ne sommes-nous pas, à notre époque davantage qu’en 1985, dans l’attente d’un tel coup de glaive ?

 

Althusser conclut en cédant la parole à un « vieil ami médecin » qu’il a sollicité pour livrer une interprétation de son geste fatal. Parmi les éventualités avancées (suicide passif d’Hélène ? suicide par personne interposée de Louis ? accès de folie ? affirmation d’un pur « acte d’être » ?), le lecteur entrevoit la Vérité à la fois dans toutes et aucune de ces hypothèses. Ailleurs, donc… La Vérité d’Althusser a l’apparence de ce troisième homme qui portait son prénom, s’est tenu, invisible, derrière lui et l’a amené, du plus loin de son origine, au meurtre qu’il a accompli. Qui l’a accompli.

 

Arrivé au terme de son anamnèse, muni de ses souvenirs marquants, « armes » qu’il renomme aussitôt « faiblesses désarmées », Althusser est prêt à affronter la Fin, cet horizon au seuil duquel « l’avenir dure longtemps ».

 

Frédéric SAENEN

 

Louis ALTHUSSER, L’Avenir dure longtemps suivi de Les Faits. Autobiographies, Flammarion, Collection Champs Essais, 574 pp., 12 euros, (première parution en 1993).

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