Jade Lindgaard, Je crise climatique : Voyage autour de "ma" chaudière...

La journaliste Jade Lindgaard invite   à un voyage autour de "sa" chaudière pour prendre la mesure du gouffre énergétique qui s'ouvre devant nous…

 

Jade Lindgaard, journaliste à Mediapart, nous rappelle que les « pays riches » pourraient bien avoir mangé tout leur gâteau de carbone. Elle est née l’année du premier « choc pétrolier » dans un monde survolté où tout semblait à portée d’interrupteur et où la Terre semblait un puits sans fond. Et puis voilà que dans ce monde-là, la « contribution du voyage en avion au changement climatique est devenu un problème de salubrité publique ». Et si « une minorité de personnes, bénéficiant d’un niveau de vie privilégié par rapport au reste du monde, épuisent et détruisent l’écosystème de la planète » ? Mais que dire aussi de nos logements dont l’empreinte carbone pèse autant que celle de la circulation automobile, elle-même une « norme de moins en moins interrogée » ? Et de notre addiction au connexionnisme, cet « accélérateur de la dématérialisation du monde », ce méga-facteur exponentiel d’impacts physiques sur nos sociétés et l’écosystème ? Quand le moyen se confond avec la fin, quand l’outil devient besoin, quand « la ruée vers l’or numérique » modifie l’architecture énergétique de nos territoires, « peut-on sérieusement prétendre viser une transition énergétique vers un régime plus sobre et ne pas se préoccuper de la prolifération de data-centers et autres fermes de serveurs énergivores » ? Sans oublier nos petites habitudes consuméristes en grandes surfaces qui nous congèlent en « consommateurs mondialisés » pris « dans le narcissisme commercial, l’égoïsme de marché »…

 

Toujours plus !


Son troisième opus, sous-titré « la planète ma chaudière et moi », est un essai d’ « ego climat » et le « récit d’un désapprentissage » mené tambour battant à la première personne comme une enquête hyperdocumentée, sur un mode narratif qui voyage volontiers léger, à l’intérieur de nos imaginaires et de nos contradictions permanentes... Car enfin quel narcissisme des petites différences nous fait « cracher toujours plus de pollution, de gaz à effet de serre, de matières non recyclables mais périssables » sans que ça  nous inquiète le moins du monde alors que « la maison brûle » ?

La domestication de l’énergie bon marché nous a assujettis à un besoin obsédant (« avoir toujours chaud, partout, chez soi ») dont nous avons « délégué la satisfaction » à une industrie dont nous ne savons pas comment elle fonctionne – et nous ponctionne...


Dans notre petite « république aéronautique », nous voulons tous « voyager, partout, tout le temps ». Or, ce désir de déplacement est bien évidemment « insoutenable à l’échelle de la planète. ». Et « même ceux qui ne volent pas, ou très peu, devront payer le prix des vacances exotiques des plus chanceux d’entre nous »…


Au cœur de la réflexion de Jade Lindgaard, il y a cette évidence : « Par nos industries, notre mondialisation, notre mondialisation, notre consommation, nous modifions la réalité géophysique de notre planète. Nous sommes collectivement devenus une force géologique. ».


Or, en cette ère d’ébranlement industriel sans marche arrière possible, notre petit confort thermique pourrait bien ne plus être assuré…

 

Extension du domaine du numérique…

 

La numérisation de nos modes de vie, l’extension incontrôlée du numérique vont de pair avec l’électrification du monde – à tel point que « nous dépensons plus d’énergie pour transporter des données électriques que pour nous déplacer nous-mêmes »…


Le mouvement numérique permanent qui fait tourner à vide nos sociétés serait-il un tonneau des Danaïdes énergétique ?  Jade Lindgaard nous en administre les preuves comme autant de piqures de rappel : « Il faut en finir avec l’idée que le numérique allège le monde en le dématérialisant. La consommation de papier a explosé depuis l’arrivée d’Internet. Les centres de données dévorent l’énergie : en moyenne, un mètre carré de serveurs nécessite 100 à 200 fois plus d’électricité qu’un bureau. »… Et il ne faut pas oublier non plus la surconsommation d’eau, de terres rares et les problèmes sanitaires : « Une requête sur Internet contribue non seulement au dérèglement climatique mais aussi à la déplétion de la couche d’ozone, à l’oxydation photochimique, à l’acidification terrestre, à l’eutrophisation en eau douce, à l’eutrophisation marine, à l’épuisement des métaux et des ressources fossiles, à l’écotoxicité des milieux. Pour fabriquer une puce d’ordinateur de deux grammes, il faut brûler l’équivalent de 600 fois son poids en combustibles fossiles. ». Sans oublier tous les matériaux utilisés pour fabriquer un de ces gadgets électroniques survalorisés en triomphants trophées de notre ubiquité numérique – une véritable « malle au trésor » : cuivre, zinc, fer, nickel, aluminium, plomb, étain, argent, chrome, or, palladium, etc. Enfin, l’Internet mobile « coûte beaucoup plus cher en énergie que le réseau branché », il « mobilise en permanence de multiples serveurs et personne n’a conscience de cette course en avant énergivore »… Or, « les réseaux de télécommunication actuels pourraient se contenter du dix millième de l’énergie consommée si des principes d’encodage plus intelligents étaient mis en place et si l’architecture des applications n’était pas basée sur l’hypothèse du débit illimité des réseaux de télécommunication ».


Vers un monde commun ?

En bonne lectrice de Jacques Ellul (1912-1994) et de Günther Anders (1902-1992), de Guy Debord (1931-1994) et de Murray Bookchin (1921-2006), la journaliste ouvre des pistes de réflexion au large de la « doxa néolibérale », nous invite à nous « déprivatiser » afin de « faire de la place au public dans notre intimité » et nous convie à nous « transporter d’un monde individuel à un monde commun » perdu de vue : « Je, tu, il, elle crise industrielle »…


Il en faut, de l’énergie et du « courage d’invention au quotidien », pour en finir avec notre aveuglement environnemental et rompre avec notre aliénation – celle-là même que nous consentons à se laisser fabriquer en nous : « Matrice déterminante du déni d’écologie, la sphère individuelle reste un espace d’invention de soi. Une scène de résistance et de créativité. Nos modes de vie ne sont donc pas ataviques. Ils ne sont pas fixés par l’ordre du monde »…


Dans un monde où chacun est appelé à devenir, d’un clic, une entreprise gestionnaire de son petit capital social à l’horizon d’un hyperactivisme incontrôlé et d’une tyrannie de l’urgence permanente, nous pourrions encore, les yeux grands ouverts, ralentir notre fuite vers le gouffre pour tenter de faire rimer sobriété avec solidarité, partage et convivialité.

Encore faudrait-il renoncer à nos addictions chargées en CO2 et à vivre comme si le temps ne nous était non plus compté mais donné depuis le commencement de notre aventure vitale… Un don pour renouer avec notre évidence tellurique et habiter un présent soutenable…


Michel Loetscher


Jade Lindgaard, Je crise climatique, La Découverte, août 2014, 252 p., 18€


Une première version a paru dans les Affiches-Moniteur

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