Rolandin, de Rémi Usseil : L'évocation saisissante des enfances d'un preux

À quoi sert l’art ? Si tant est qu’une question d’apparence aussi pragmatique conserve un sens, toutes les spéculations sur le sujet pourraient converger vers cette réponse unique : à dépayser. Elle vaut aussi pour la littérature. Singulièrement pour le roman. Le dépaysement constitue sa mission première. Voire son essence, appartînt-il à la catégorie que l’on qualifie de réaliste, ou de naturaliste. Car la peinture la plus minutieuse, la plus exacte de la réalité participe du même objectif que les genres faisant place au rêve, ou au symbole. Tirer le lecteur hors de lui-même, lui faire franchir des frontières, le faire pénétrer dans un univers différent de celui qu’il connaît, tel est l’objectif implicitement assigné à la littérature romanesque, quelque forme qu’elle revête.

Formes diverses, au demeurant. En apparence, rien de commun entre l’autofiction, le polar, le roman psychologique, la science-fiction ou le roman documentaire, pour s’en tenir à ces catégories. Elles usent pourtant de deux leviers communs, l’espace et le temps. L’un et l’autre furent tout à tour privilégiés selon les époques. En témoigne la vogue de l’exotisme à la Pierre Loti, celle du roman historique popularisé par Alexandre Dumas. Conséquence du désintérêt actuel pour l’histoire (à moins que ce ne soit de l’ignorance entretenue en la matière…), les lecteurs d’aujourd’hui, en particulier les jeunes, semblent se projeter plus volontiers vers un avenir fantasmé que se plonger dans les souvenirs du passé pour le ressusciter ou explorer ses arcanes. D’où le succès de l’anticipation, space opera, fantasy et leurs variantes.

Tous les auteurs contemporains, j’entends ceux qui sont dignes d’intérêt, ne pratiquent pas cette fuite en avant. Et c’est heureux. Certains préfèrent puiser dans un patrimoine dont toutes les richesses n’ont pas été exploitées. En nourrir leur inspiration. Amoureux d’histoire, de légendes, de mythologie, de littérature des siècles passés, ils s’appliquent à les faire revivre. Ainsi de Rémi Usseil. Sa passion pour le Moyen âge, sa connaissance intime des chansons de geste, son « innutrition », en quelque sorte, par ce matériau épique se manifestaient déjà dans deux ouvrages publiés aux Belles Lettres, Berthe au grand pied (2014) et Les enfances de Charlemagne (2015). Voici que Rolandin vient apporter une nouvelle pierre à un édifice d’ores et déjà imposant.

Rolandin, c’est le surnom donné dans son enfance à Roland, le neveu de Charlemagne. Le preux chevalier qui périt à Roncevaux, le héros de la Chanson qui porte son nom, composée au XIe siècle par un auteur anonyme (un certain Turold, ou Turoldus ?) et qui est parvenue jusqu’à nous. Rolandin est le fruit des amours coupables de la belle Gisèle, sœur de Charlemagne, et d‘une manière de bellâtre, Milon, duc d’Anjou, dont cette dernière est tombée éperdument amoureuse. Le roi de France s’étant toujours opposé à leur mariage, il s’agit dès lors, une fois la faute consommée, de fuir son courroux. Les deux amants, bénéficiant d’une protection mystérieuse (tel est le merveilleux, ingrédient indispensable de l’épopée), s’enfuient donc en Italie et s’installent dans la petite ville de Sutri, près de Viterbe. C’est là que va passer ses premières années le futur Chevalier. Une vie simple de fils de bûcheron, partagée entre la nature sauvage et les cours du sage maître Pierre. Jalonnée toutefois d’épreuves que l’on pourrait dire initiatiques et qui lui permettent de s’aguerrir. D’éprouver l’audace et le courage qui feront de lui le héros sans peur ni reproche passé à la postérité.

Rémi Usseil confie à un trouvère qui, vraisemblablement, lui ressemble comme un frère, le soin de raconter ces « enfances », creuset et préfiguration des exploits à venir. Il le fait dans une langue savoureuse qui contribue largement à ce dépaysement évoqué plus haut. L’alternance de prose et de poésie, l’usage de termes désuets (l’auteur en propose un glossaire en fin de volume), l’expression d’un idéal chevaleresque qui accorde une place à l’amour courtois, tout cela fait pense à Chrétien de Troyes. Nous voici en plein Moyen âge. Plongés dans l’univers de la Chevalerie. Rien qui détonne, rien qui fleure l’artifice dans ce qui est loin d’une simple reconstitution. L’érudition de l’auteur – une érudition aimable – contribue à la réussite de ce livre, digne des deux précédents volets du triptyque. Un livre élégant et dense. Enrichi par une somptueuse iconographie et par une bibliographie commentée. Son préfacier, Jacques Trémolet de Villers, le qualifie de « joyau de prix, à la fois médiéval et contemporain ». Voilà qui exprime bien son originalité.

Jacques Aboucaya

Rémi Usseil, Rolandin, Les Belles Lettres, novembre 2017, 218 p., 26,90 €

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