Jazz : pianistes sans frontières

De Jelly Roll Morton à Keith Jarrett ou Brad Mehldau, de Scott Joplin à Cecil Taylor ou Joachim Kühn, le piano jazz a connu de nombreux avatars. Des musiciens de l’envergure de Earl Hines, Fats Waller ou Thelonious Monk, pour ne prendre que quelques exemples, ont eu, sur l’évolution de cette musique, une influence qui dépasse largement le seul cadre de leur instrument. Tant et si bien que les pianistes actuels offrent de grandes différences de style selon les maîtres dont ils se sont inspirés.
 

Le Français Pierre Christophe, pour sa part, a suivi à New York, quatre ans durant, les cours de Jaki Byard et a consacré plusieurs disques à l’œuvre du pianiste et compositeur  américain. Ce dernier, dont on sait le rôle important qu’il a joué, notamment au sein  du quintette de Charles Mingus dans les années 60, avait, outre le goût de l’enseignement, une connaissance approfondie de toute l’histoire du jazz. C’est dire combien son influence a été prégnante sur Pierre Christophe qui a, par la suite, forgé et affirmé son style propre auprès de nombreux musiciens.
Sa copieuse discographie, tant comme leader que comme sideman, s’est récemment enrichie de Flowing (1), un album en duo avec le guitariste Hugo Lippi. Ce dernier, lauréat en 2019 du Prix Django Reinhardt – un prix remporté par le pianiste en 2007 – est l’un des guitaristes les plus sollicités du moment et leur rencontre, fruit d’une longue complicité, tient toutes ses promesses. Loin d’offrir une  compétition entre deux virtuoses, l’album donne, à l’inverse, l’image d’une parfaite cohérence. Chacun des partenaires y est tour à tour en valeur et leur dialogue, savoureux, dépourvu de vain bavardage, sert à merveille les compositions du pianiste. Celles-ci révèlent toute la lyre de son inspiration. L’influence des grands classiques tels Chopin ou Ravel, y côtoie celles d’Antonio Carlos Jobim, de Duke Ellington et des compositeurs de variétés tels Paul McCartney ou Laurent Voulzy. Le tout, délicatement harmonisé, crée une atmosphère irisée, propice au rêve.

 

Besame Mucho (2) est le premier album d’un batteur bien connu sur la scène tunisienne, Malek Lakhoua.
Fruit d’enregistrements effectués en direct lors d’une tournée, en 2020, par son Acoustic Trio, il permet de découvrir deux jeunes musiciens, le pianiste Vajdi Riahi et le contrebassiste Wassim Berrhouma. Sur des standards signés Thelonious Monk, Duke Ellington, Consuelo Velazquez (Besame Mucho, qui donne son titre à l’album), éclatent les qualités du groupe, à commencer par un indéniable sens du swing.
Remarquables aussi l’écoute mutuelle et l’homogénéité qui en découle. Une base idéale à partir de laquelle chacun peut prendre son essor en toute liberté. Ainsi sont recréées les conditions qui ont assuré, au fil des ans, le succès des grands trios. L’Acoustic Trio marche sur leurs traces. Un nouvel enregistrement devrait confirmer l’excellente impression laissée par cet album initial.
 

Pour sa part, Eunice Kathleen Waymon, qui n’était pas encore Nina Simone, se rêvait pianiste concertiste. Son domaine était alors la musique classique pour laquelle elle manifestait depuis son jeune âge de grandes dispositions.
Les circonstances vinrent se mettre en travers de son projet et conditionnèrent sans doute, outre son orientation vers d’autres genres musicaux, dont le jazz,  l’engagement social et politique qui occupa dans sa vie une place majeure. Mondialement connue pour son talent de chanteuse qui la place dans la lignée de Billie Holiday, elle n’a jamais, pour autant, délaissé le piano.
En témoigne le coffret Nina’s Blues, 1959-1962 (3), quatre CD couvrant le début de sa carrière. Ils regroupent  sept albums 33 tours et autant de 45 tours, soit l’intégralité de sa production de l’époque.

Elle y fait déjà preuve de toutes les qualités qui s’épanouiront par la suite : un sens inné du swing et une grande expressivité, tant dans l’interprétation du blues classique et du gospel que des thèmes de jazz. Ainsi donne-t-elle sa pleine mesure dans le répertoire ellingtonien qui occupe une douzaine de titres, ou dans sa prestation au Festival de Newport en 1960. Sans parler de ses compositions personnelles.
Pour s’en tenir au seul piano qui nous occupe ici, comment ne pas admirer la technique toute classique et le feeling qu’elle déploie tout du long de ces albums ? L’un et l’autre sont au service d’un art consommé de l’improvisation. Un bel exemple en est fourni par la version instrumentale de Summertime de George Gershwin, enregistrée en prélude à la version chantée lors de son concert de 1959 au Town Hall.

Autant de pianistes à découvrir ou redécouvrir. Ils attestent de la vitalité et de l’importance d’un instrument capital, véritable plaque tournante des formations de jazz, quelle que soit leur taille.

Jacques Aboucaya

1 - Pierre Christophe & Hugo Lippi ; Flowing, 1 CD Camille Productions / Socadisc
2 – Malek Lakhoua Acoustic Trio ; Besame Mucho, 1 CD Black & Blue / Socadisc
3 – Nina Simone ; Nina’s Blues, 1959-1962, 1 coffret de 4 CD, Frémeaux & Associés / Socadisc

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