Et le sexe entra dans la modernité,


De la photographie obscène au cinéma pornographique. 


Communément, la pornographie est  considérée, analysée et commentée sous le prisme de la moralité. Confronté à l’érotisme et à son esthétisme, les commentateurs relèguent le porno à la vulgarité, l’obscénité, la laideur et au business du sexe sans vraiment en dire autre chose, comme si la pornographie était une chose hermétique produite par le diable.


Frédéric Tachou propose dans son essai Et le sexe entra dans la modernité, (éditions Klincksieck) une analyse du phénomène sociétal de la pornographique à travers  la photographie obscène (balbutiements de la pornographie) et  le cinéma pornographique  primitif. C’est passionnant, très fouillé et accessible à un large public. Passionnant parce que l’auteur en remontant à l’origine du cinéma pornographique nous fait comprendre que cette histoire du sexe exhibé et vu  n’est qu’un révélateur de l’évolution de notre société et de notre façon de vivre.


A travers le système d’image qu’inaugurèrent la photographie obscène et le cinéma pornographique primitif, Frédéric Tachou s’essaie à mesurer le degré de chosification de l’homme et de la femme bien au-delà de la sphère de la pornographie, jusque dans notre quotidien, dans notre travail. Il postule que ces images renseignent sur le fait que nous tendons à devenir des choses malléables soumises à des lois mercantiles au nom de notre propre liberté d’action.


belloc

Dès la fin du 19ème  siècle, des photos obscènes  prolifèrent et  circulent sous le manteau, sur les grands boulevards parisiens ;  les réseaux marchands illicites s’organisent.


Les sexes et leurs jeux deviennent  visibles hors des alcôves ou des maisons de tolérance. La photo obscène fait passer la sexualité de l’espace privé à l’espace public, en pleine lumière alors que la censure sévit partout. Belloc, le plus fameux des photographes à s’être illustré sur le sujet fut condamné en 1860 pour ses photos obscènes.


Les modèles et  les photographes  livraient à leurs clients, des happy few anonymes, une vision précise de sexes toujours disponibles, crue et dénuée de tout sentimentalisme. Il n’y  a pas dans cette consommation de photos pornographiques, de véritable protestation politique mais tout au plus une  joute contre la censure  et un certain sens de la provocation des mœurs bourgeoises. L’outrage à ces bonnes mœurs est sévèrement réprimé. Ce ne sont pas les faits sexuels qui sont en cause, tolérés dans les maisons closes et admis dans l’intimité, mais le fait d’être monnayés et  montrés hors de ces lieux clos. Les registres de police renseignent avec détail les saisies d’images de scènes de coït et les noms parfois connus des artistes, modèles ou clients.


F. Tachou décortique avec minutie  le processus visuel qui est fait pour impliquer le spectateur, dont le regard est partie prenante de la scène sexuelle. Et comme  la demande des consommateurs de photos obscènes ne cesse de grandir, de façon logique le cinéma va animer ces images. Le cinéma porno est ainsi né non pas d’une invention du 7ème art mais d’un prolongement de la photographie obscène déjà existante. La construction des regards se modifie avec l’animation des films, on montre en grand, on destructure le corps, les acteurs regardent la camera pour fasciner le spectateur, l’exciter et lui donner l’impression que c’est lui qui agit.  Même si la scène est réalisée, elle est théâtralisée, ce n’est pas la réalité, la vie vraie, ces corps sans âme, toujours offerts, sans histoire, ce ne sont que des illusions qui relient le spectateur de l’intime au public dans une représentation utopique de la réalité.  Les fantasmes se retrouvent ainsi collectivisés et ils seront exploités ainsi, c’est l’industrie du fantasme qui se met en place, comme elle s’est mise en place dans d’autres domaines que la sexualité.


Selon F.Tachou, bien que ces films porno primitifs soient faits par des hommes pour des hommes,  les scènes  ne sont pas plus phallocentrées que dans la réalité, elles n’en sont que le reflet, ce n’est pas la pornographie qui a inventé les codes machistes bien en vogue dans le réel de l’époque.


La pornographie n’a rien à faire de l’altérité,  elle ne réclame qu’un regard qu’elle va capter et assouvir.  Pas de risque,  pas de mise en jeu, pas de tranche de vie, rien qui palpite, pas de désir ni de trouble. Juste un acte qui fait bander ou mouiller. Même pas de transgression.  Le pornographe qui se croit libertaire et immoral n’est en fait qu’un libéral qui obéit aux lois du genre et de  sa chosification. Tachou écrit que la pornographie devient,  tout comme la littérature actuellement,   un divertissement pour le peuple réifié. A propos de littérature il précisera ultérieurement dans une discussion, que la pornographie s’y  illustre différemment puisque l’écrit est beaucoup plus subjectif qu’une image subjuguante qui parle d’elle-même, qui ne fait que montrer sans le truchement de la subjectivité de celui qui écrit les mots.


Après avoir démontré que le cinéma pornographique primitif, fabriqué avec une technologie rudimentaire,  a  puissamment  et innocemment participé à  la transformation sociale, Frédéric Tachou, (qui travaille par ailleurs sur le cinéma expérimental )  constate  que l’industrie pornographique a déserté le cinéma. L"internet s’est emparé de ce business, accessible désormais   à tout le monde. Il note de manière très intéressante d’ailleurs que les vidéos amateurs ressemblent beaucoup à celles du cinéma porno primitif.


Au cinéma traditionnel les scènes de sexe sont intégrées aux histoires racontées. Il s’agit plus de raconter en montrant que de montrer pour faire voir. Tachou  entrouvre une porte pour terminer :  il  espère que les cinéastes vont pouvoir appréhender le sexe et le désir autrement,   dire, montrer et raconter le désir en faisant preuve de plus de créativité.


Cette chronique est bien réductrice de l’essai de Frédéric Tachou, mais il faut laisser le  lecteur  découvrir la richesse de l’ouvrage, les anecdotes, le cheminement de la démonstration et de l’analyse qui  mettent  en lumière finalement beaucoup plus que la pornographie :  tout le processus de l’évolution de notre société.


→ Un débat sur la pornographie et  l’érotisme s’est tenu à Caen le 1er février, réunissant Frédéric Tachou  (pour cet essai)  et Alexandra Destais( pour son essai L’éros au féminin dont la chronique sera publiée sur le Salon). J’ai eu le plaisir d’animer la discussion. L’enregistrement audio est  disponible sur mon blog Impermanence .


Anne Bert


Frédéric Tachou est né à Bordeaux en 1964. Après une formation de plasticien et d'esthéticien, il enseigne les arts plastiques jusqu'en 2000 avant d'entamer une carrière de cinéaste expérimental. Parallèlement à ses activités créatives, il soutient une thèse de doctorat en Esthétique et Sciences de l'art à Paris I où il enseigne l'analyse du cinéma expérimental.


Et le sexe entra dans la modernité, Frédéric Tachou, éditions Klincksieck -  collection d'Esthétique - 2014 - 454 pages - 33 €

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