Beauvoir dans un miroir

Elle a tant été admirée, décriée, scrutée, copiée, rejetée, analysée, qu’on peut se demander s’il y a encore dans la vie de Simone de Beauvoir des recoins inconnus, des sources possibles d’interrogation, des découvertes inédites à faire ?
Se serait-elle totalement livrée à ses contemporains et à la postérité au point que plus rien à son sujet ne saurait être dit et révélé ?
Au terme de tous les ouvrages, il restait apparemment un livre à écrire, celui que Simone de Beauvoir aurait signé face à elle-même comme un renvoi de soi dans le miroir, de ce fait l’authentifiant, ne laissant ainsi à personne d’autre le privilège de lever un dernier coin sur sa propre existence.
Karin Müller a entrepris de relever ce défi, comme elle l’a fait pour des peintres tels Nicolas de Staël, Matisse ou Van Gogh, des écrivains célèbres tels Louis Aragon et Elsa Triolet. Comment s’y prend-elle pour leur donner une seconde densité et relancer notre intérêt ?
Elle observe les autres à travers le cristal, en se substituant à eux, en rédigeant à leur place leurs souvenirs, en se logeant dans leurs mémoires pour les explorer jusqu’au tréfonds et y chercher quelques raisons d’être secrètes, expliquant et justifiant des attitudes oubliées et des actes ignorés. Avec un simple JE, elle les met directement en scène et les anime. Ces deux lettres lui suffisent pour devenir leur véritable biographe, nous raconter davantage sur eux qu’ils ne l’auraient voulu spontanément. Le lecteur est au plus près du sujet.
Karin Müller ne prétend pas faire une œuvre d’historienne, elle se met seulement dans la peau de la personne et l'habite, elle prend la plume en son nom, elle relit avec ses yeux l’ensemble de l’arc de ses jours. Elle est son ombre parfaite. La voilà vivant l’enfance et l’adolescence de Simone, partageant avec elle les années familiales, étudiant avec elle, rencontrant ce petit homme qu’est Sartre qui a la réputation d’être un incorrigible séducteur très porté sur l’alcool. Elle passe l’agrégation de philosophie à côté de Simone, s’éprend de Jean-Paul, enseigne, est témoin de la Drôle de guerre, s’engage dans l’existentialisme. Karin respire comme celle que beaucoup appelle Castor. La voilà une autre Castor. Etre le double d’autrui, s’identifier à lui n’est pas sans risque. C’est au prix de longues lectures qu’on y parvient afin de ne pas déformer le modèle, de patientes compréhensions. Il faut s'effacer au profit de quelqu'un. Il y faut aussi la note personnelle d’un style, d'une certaine audace, savoir se détacher et voir où sont les éventuelles ajustements à faire pour éviter les dérives. Karin Müller le sait, elle avance comme elle l’avoue sur un fil ! Ce défi lui plaît, elle en défie les pièges.
Avec ses mots, Simone de Beauvoir a conquis ce qu’elle voulait, le cœur et le corps, les idées et les faits, jusqu’à l’ultime combat de la maladie, de l’âge et de la mort. Si l’on vit assez longtemps, on voit que toute victoire se change un jour en défaite notait-elle. Maintenant que des courants différents inspirent les idées et de nouveaux combats motivent les comportements, l’existentialisme a perdu son aura. Il garde une place dans l’histoire de la philosophie et d’une époque. Sa fameuse alliance avec l’auteur de « La Nausée » fondé sur le pacte de non-fidélité n’est plus mythique. Elle qui estimait que le couple réalise l’absolu ne l’a pas atteint. Si pour beaucoup, Simone de Beauvoir n’est plus un phare, pour d’autres elle demeure une balise. L’auteure de cette biographie lui redonne toute sa lumière.

Dominique Vergnon  

Karin Müller, Simone de Beauvoir, douée pour le bonheur, Selena éditions, janvier 2023, 150 p.-, 12€

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