Patrick Rambaud. Extrait de : Quand Dieu apprenait le dessin

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Quand Dieu apprenait le dessin nommait la sixième nouvelle de la sixième journée du Décaméron. Boccace y mettait en scène une discussion entre des jeunes Florentins qui cherchaient à dénicher la plus ancienne famille de leur ville. L’un d’eux proposa les Baronci et s’en expliqua ainsi : « Sachez donc que Dieu a créé les Baronci au moment où il faisait son apprentissage de peintre. Les autres hommes, il les a faits quand il savait déjà peindre. Pour vous convaincre que je dis vrai, comparez les Baronci à qui vous voudrez. Les autres ont des visages réguliers, aux proportions exactes. Mais les Baronci ! Ici le visage est étroit et n’en finit plus, là il est d’une largeur indécente. Voyez ce nez qui s’allonge, et ce nez en pied de marmite. Voyez ce menton en galoche ; voyez ces mâchoires : on dirait celles d’un âne ; ici l’œil droit est plus gros que le gauche ; ailleurs il est plus bas. C’est ainsi que les enfants dessinent d’abord les visages, quand ils reçoivent leurs premières leçons. Je le répète comme une évidence : Dieu a fait les Baronci quand il apprenait à peindre. Ils sont donc plus anciens que les autres. »

Au début du IXe siècle, il en était de même pour la Venise naissante, quand se déroule l’aventure que je retrace. Dieu était encore malhabile pour dessiner cette période brute, violente, mal sortie des brumes. Il ne pouvait pas avoir la délicatesse tremblée d’un Guardi ni la précision maniaque d’un Canaletto. Nous étions à l’âge des ténèbres, alors il barbouillait des personnages élémentaires et grossiers. Le palais des doges n’avait pas remplacé la lourde forteresse où s’enfermaient les ducs. Les Vénitiens étaient ce peuple de marchands réfugiés dans les lagunes, entre les Alpes et l’Adriatique, pour se garantir des barbares qui désolaient le continent européen. Ils vivaient sur l’eau à la façon des oiseaux de mer. Ils ne voulaient pas affronter des ennemis mais cherchaient des clients. Aux uns ils vendaient des esclaves, aux autres du poivre ou de la soie. Leur force, c’était leurs bateaux. L’Europe était aux mains des évêques et des papes, qui avaient pu profiter des invasions venues de l’est pour supplanter partout le pouvoir pâlichon des empereurs de Rome. Ceux-là tentaient d’exercer leur tutelle sur cette Venise récalcitrante dont les richesses excitaient déjà les convoitises.

Au mois de janvier 828, le doge du Rialto reçut deux de ses tribuns, Bon et Rustico. Il ne leur cacha pas son exaspération :

« Il n’est plus question d’être inféodés à Rome ! Qu’ont-ils de mieux que nous, les papes ? La relique de Saint-Pierre ? Ils s’en prévalent pour nous écraser ! À nous de trouver la meilleure façon de leur clouer le bec ! »

Le duc se radoucit et s’éclaira soudain :

« Vous savez mon idée là-dessus... Avant de partir en Égypte, l’évangéliste Marc a séjourné dans nos lagunes. Donc il nous appartient. Nous devons opposer sa relique à celle que possède Rome.

— Où est la relique de Marc, seigneur duc ? 


— À Alexandrie. 


— Chez les musulmans ? 


— Oui, et c’est là que vous intervenez. 


— Comment donc ? 


— Armez vos bateaux et filez à Alexandrie sous des prétextes commerciaux dont vous 
avez l’habitude, mais ramenez-moi la relique de Marc. Il deviendra le protecteur de Venise.

— Oui, seigneur duc, mais il a aussi été l’évêque d’Alexandrie. Ses restes doivent être très surveillés...

— Je vous sais rusés, débrouillez-vous mais rapportez ici la relique de l’évangeliste par tous les moyens ! Sous la protection de saint Marc nous pourrons traiter à égalité avec Rome. Et nous fondrons une République de mille ans ! »

Le duc avait raison. Mon livre détaille l’histoire de cette expédition branquignole et fondatrice. Suivez-moi, on embarque...

La peur

Dans l’île de Torcello, en 827, le tribun s’appelle Rustico. Son nom le résume : c’est une âme rude ; il sait que la terre est plate et que la nef reconstruite de Santa Maria Asunta doit en marquer le centre. Rustico vit dans la certitude. Quand il regarde un arbre il a un œil de charpentier. Quand il regarde un poisson il a faim. Quand il regarde l’Adriatique il mesure la hauteur des vagues et la force du vent. Quand il voyage il cherche à ne pas se faire tuer. Quand il croise un inconnu il se demande d’où peut venir l’attaque. Au physique il a un nez trop long, des moustaches en crocs, des mains assez larges pour manier une hache, tirer un cordage ou emmaller des pièces d’or. Il sourit peu à cause de ses dents poussées de traviole, parce qu’il a acquis le sens des jolies choses à Constantinople en y étudiant les icônes, la grammaire et la prosodie. Il en a aussi ramené sa femme Kassia, fille de Phocas, un Byzantin riche qui fabrique des fours à pain. Lui-même a hérité de maisons, de cours et de jardins à Torcello. Il possède des forêts en terre ferme, des pâturages près de Mamoniga, quelques vignes à Scorpetho et deux bateaux de commerce ventrus capables de franchir la Méditerranée. Quelquefois il doit quitter son île pour une expédition commerciale.

Aujourd’hui il traverse les Vosges avec une caravane de marchandises précieuses. Dans les taillis, la capuche sur le front et l’œil à demi clos, avec son gilet de fourrure poils en dedans, il ne bronche pas. Il écoute de tout son corps. Sans nerfs. Il serre son javelot. La forêt est épaisse, le vent n’y pénètre pas et les sons s’y étouffent. Même la source qui glisse entre les pierres plates, on ne l’entend pas chanter. Soudain, vers l’ouest, Rustico perçoit un léger piétinement que la mousse engourdit, puis des craquements de brindilles. Les chèvres sauvages ont soif même si elles ont peur, en voici une, deux, plusieurs, inquiètes. La première renifle mais les chasseurs qui guettent ont une odeur rassurante : ils sentent le bouc. Une autre chèvre arrache les feuilles d’un arbuste, alors Rustico lance brutalement son javelot en poussant un cri. La bête se raidit et tombe, le ventre percé, et le sang gicle dans le ruisseau, une pluie de javelots s’abat sur les chèvres sauvages, cloue celle-ci contre un chêne, en fait déraper une autre sur les rochers humides. Les hommes sortent des broussailles et achèvent leur travail au couteau. En égorgeant sa chèvre, qu’il maintient d’une main par les cornes, Rustico reçoit sur le bras un jet de sang chaud. Il plonge maintenant son poignard de chasse dans la panse agitée de spasmes, on entend craquer les côtes sous la lame de fer. Les boyaux sortent. Chacun lave son javelot à même la source et vide les carcasses pour qu’elles soient moins lourdes à emporter jusqu’au camp provisoire. Puis ils s’en vont en tirant leurs chèvres par les pattes, laissant après eux une traînée rouge sur la mousse et les feuilles basses. Déjà les corbeaux se chamaillent en jacassant autour des intestins.

Ces hommes appartiennent tous au duché de Venise et voyagent ainsi depuis trois semaines dans les forêts, les tourbières dangereuses, la pierraille et les taillis serrés qu’ils ouvrent parfois à l’épée. Ils en ont assez de ces montagnes froides. « C’est encore loin, Mayence ? » Le guide indigène, qui n’a pas de nez, bredouille en latin approximatif qu’après le monastère de Saint-Gandulf on y arrivera en une semaine si le Rhin est à nouveau navigable. Il n’est pas fiable, ce montagnard. On ne lui a pas coupé le nez pour rien. La nuit dernière on l’a surpris assis sur une peau de brebis fraîchement dépecée, le côté sanglant sous les fesses. Il a dû s’expliquer : le moyen, a-t-il dit, est infaillible pour que les démons sortent de terre. À Mayence, si on y arrive, on va se débarrasser du bonhomme. Pourquoi voulait-il que les démons sortent de terre ? Comme s’il n’y en avait pas assez dans ces maudites forêts.

C’est la première fois que des marchands vénitiens s’aventurent si loin vers le nord. Jusqu’à présent ils se contentaient de livrer leur sel et les soieries orientales à Pavie, en remontant le Pô sur leurs barges. Déjà les Syriens et les Grecs n’avaient plus le monopole des épices d’Alexandrie, et les marins de Rustico avaient ramené d’Égypte du poivre, de l’encens, des teintures, des tissus brodés d’or qu’ils espèrent vendre cher aux barbares de Germanie. Ces produits si rares, peu encombrants, on pouvait en bourrer les navires et en tirer des fortunes.

Par leur position au nord de l’Adriatique et au pied des grandes Alpes, les îles vénitiennes établissent une jonction naturelle entre deux civilisations qui se détestent. Au nord, les ténèbres d’un christianisme primaire, teinté de magie, des contrées où l’on manque de tout et où l’on ne sait plus rien ; Charlemagne n’a jamais réussi à lire. Le sel est un luxe. Et le piment, pour cacher l’odeur forte du gibier en décomposition, est aussi un luxe. Du côté d’Aix-la-Chapelle on n’a plus de mémoire. Les mœurs civilisées de l’Antiquité n’ont pas pénétré ces cervelles durcies. On subsiste entre brutes, on élève la superstition en dogme. Au sud, en Méditerranée, les mahométans commencent à razzier les îles chrétiennes et sauvages : la Corse, la Sardaigne, la Sicile, des terres riches que leurs habitants sont incapables de fertiliser. Les califes ont de l’or et du savoir. Ils ont conservé un lien avec la lointaine Asie dont ils reçoivent les caravanes interminables. Au sud, on sait aussi bien caresser que tuer. Au nord, tout vous agresse. Torcello, Malamocco, Rialto qui se constitue, les cités lagunaires ne veulent appartenir à aucun de ces deux mondes mais profiter des deux en inventant un mode de vie plus simple, plus clair, plus nécessaire et donc plus fort.

Les hommes rentrent au camp avec la viande. Le camp : une dizaine de chariots aux roues de bois plein, avec des parois doublées de cuir cousu pour éviter que l’eau de pluie ne s’infiltre et gâte les brocarts. Ils dormiront une fois encore dans des huttes levées à la hâte contre les chariots, avec, pour se protéger des loups et des ours, des barrières touffues de ronces et d’orties. Ils grillent deux chèvres. Rustico, le tribun, a tout de même emporté sa fourchette dans un étui de peau. Attachés aux arbres, les chevaux s’agitent et la peur tombe avec la nuit.

© Grasset 2018

© Photo : JF Paga

 

Quatrième de couverture > Au début du IXe siècle, « nous étions à l’âge des ténèbres. Le palais des doges n’avait pas encore remplacé la lourde forteresse où s’enfermaient les ducs. Les Vénitiens étaient ce peuple de marchands réfugiés dans les lagunes, pour se protéger des barbares. Ils ne voulaient pas affronter des ennemis mais cherchaient des clients : aux uns, ils vendaient des esclaves, aux autres du poivre ou de la soie. Leur force, c’étaient les bateaux – dans une Europe encore aux mains des évêques et des Papes. »

Venise la récalcitrante excite les convoitises et s’exaspère du pouvoir de Rome. Le 31 janvier 828, le doge de Rialto envoie deux tribuns en mission à Alexandrie pour ramener par tous les moyens la dépouille momifiée de saint Marc… Sous la protection d’un évangéliste de cette renommée, Venise pourra traiter d’égale à égale avec Rome et fonder ainsi une république de mille ans… Le roman d’une époque méconnue, racontée avec brio et ironie par Patrick Rambaud.

Patrick Rambaud est né à Paris en 1946. On lui doit, entre autres, une célèbre suite romanesque consacrée à la fin de l'Empire : La Bataille (Grand prix du roman de l'Académie française et prix Goncourt), Il neigeait, L'Absent et Le Chat botté. Dernier livre publié : Chronique d'une fin de règne (Grasset, 2016).

Pages choisies par Annick Geille

Patrick Rambaud, Quand Dieu apprenait le dessin, Grasset, janvier 2018, 288 pages, 18,50 €

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