Christophe Donner. Extrait de : Sexe

EXTRAIT >

Je n’ai rien vu venir. Je traversais la rue Saint-Lazare au passage clouté quand j’ai entendu le cri de la fille à vélo, elle roulait en sens interdit, à toute allure, et au lieu de freiner, de donner un coup de guidon à droite ou à gauche pour m’éviter, prise de panique en comprenant qu’elle allait me rentrer dedans, elle a crié : Oh ! Oh !
J’ai été percuté par la gauche, projeté à plusieurs mètres, mais ce qui m’a fait mal c’est de me cogner contre un de ces potelets métalliques plantés le long des trottoirs pour empêcher les voitures de stationner.
Je me suis retrouvé par terre, et j’ai aperçu mon genou en sang à travers mon pantalon déchiré. J’ai senti que ça coulait aussi de l’arcade sourcilière. Je n’avais pas mal, mais la rage montait. Je me suis relevé comme un zombie de son cercueil et je me suis tourné vers la fille qui tenait son vélo à la main : elle n’était même pas tombée, ou alors elle s’était déjà relevée, en tout cas elle était indemne.
— Merde, j’ai dit, vous n’avez pas vu que je traversais, que j’étais sur les clous ?
— Pardon, monsieur.
— Vous prenez la rue en sens interdit, en plus, et à tout berzingue !
— Je suis désolée...
Je l’aurais bouffée. C’était vraiment la bourgeoise parisienne, pleine de liberté, liberté chérie, j’écris ton nom en lettres de sang sur la gueule des piétons.
— C’est un passage clouté ! Vous comprenez le sens de ces mots ?
— Je suis désolée.
— Non ! Vous n’êtes pas désolée, vous êtes une conne !
Je commençais à sentir une gêne au niveau du thorax, je comprenais que j’étais blessé, ça ne me faisait toujours pas mal, curieusement, mais j’avais la frousse à cause de cette blessure que je n’arrivais pas à déterminer : côte cassée, perforation du poumon, écrasement du foie, de la rate, fracture du sternum...
Les gens s’étaient arrêtés, certains avaient tout vu et racontaient l’accident aux autres, et tous protestaient, ils en avaient marre eux aussi de l’imprudence et de l’arrogance des cyclistes :
— Ils se croient tout permis ! 

— Il y a des accidents tous les jours ! 

— Ils montent sur les trottoirs, roulent à toute vitesse et slaloment entre les piétons, ils nous frôlent, on dirait que ça les amuse. 

— Mais ça les amuse, qu’est-ce que vous croyez : ils le font exprès !
— Ils n’ont aucun respect.
— Allez leur dire ça : vous allez vous faire traiter de réacs, de fascistes ou je ne sais quoi.
— Il faut interdire les vélos, complètement, c’est la seule solution puisqu’ils ne peuvent pas comprendre à quoi servent les feux rouges, les sens interdits, les couloirs de bus.
— Pas le moindre sens civique ! 

— Oh là ! ça fait longtemps que c’est fini, ça. 

— Ce sont des terroristes. 

— À partir de là, il n’y a qu’une seule réponse : la 
répression. Je pèse mes mots. Zéro négociation, zéro avertissement : destruction générale de tous les deux- roues.
— Peut-être pas quand même. 

— Moi si : je suis d’accord à cent pour cent ! L’autre jour, un acteur connu, un jeune, je ne sais plus son nom, à toute allure, ici même, sur le trottoir, et gling gling, avec sa sonnette, fallait qu’on s’écarte.
— Vous saignez drôlement, dites donc ! 

— Vous allez déposer plainte, j’espère. 

— On va témoigner pour vous, monsieur. Et avec plaisir, encore. Pour une fois qu’on en tient un. Parce que c’est toujours ça le problème : vu qu’ils n’ont pas de plaque d’immatriculation qui permettrait de les coincer et de les verbaliser, c’est tranquille pour eux, ils y vont, c’est l’impunité totale. Sans parler des impôts, des vignettes, des assurances : est-ce qu’ils en paient ? Que dalle ! C’est le règne de la gratuité et de l’irresponsabilité. La dictature des parasites.
— Vous avez pris son nom ? Faut donner votre nom et votre numéro de téléphone, mademoiselle.
— Et ça sert à rien de chialer.
— C’est vrai, ça, c’est un peu tard.
— On va s’occuper de votre cas, c’est promis.

Elle essayait encore de s’excuser en me donnant son bout de papier. Elle s’accrochait à moi, comme si j’étais maintenant le seul à pouvoir la sauver du lynchage.
J’avais de plus en plus mal au crâne, et au torse, au genou, partout, cette solidarité piétonne m’avait réchauffé le cœur, au début, et maintenant, je sentais monter la nausée, la douleur, le dégoût, la peur. Je n’avais qu’une envie, me soigner, me laver, changer de pantalon, me reposer, guérir, et vite me remettre à l’écriture de mon livre.
L’accident avait eu lieu pratiquement en bas de chez moi. Je n’ai eu qu’une cinquantaine de mètres à faire, en traînant la patte, pour regagner mon immeuble. Douleur en poussant la lourde porte d’entrée, sentiment de vide en prenant l’ascenseur jusqu’au cinquième étage. Bref soulagement en entrant dans l’appartement, le silence me rappelant que Dora avait pris l’avion le matin même pour Beyrouth afin de passer les fêtes de Pâques avec sa mère. Je n’aurais donc pas à calmer son affolement à la vue du sang, sa colère contre la fille à vélo, pas de branle-bas de combat pour appeler un médecin, m’envoyer faire des radios, déposer plainte au commissariat. J’étais seul, souffrant et peinard. J’ai avalé deux Doliprane et je me suis couché.

Le lendemain, réveillé par d’atroces courbatures, j’ai constaté l’étendue des dégâts dans le miroir de la salle de bain ; j’avais un œil au beurre noir, mon genou avait doublé de volume. Quant à la douleur sur le côté droit du thorax, c’était seulement quand je respirais un peu fort. Rien de grave, apparemment. C’est en passant sous la douche que j’ai découvert le problème.
La pluie d’eau chaude peignant mes poils pubiens, une petite boule apparut au niveau de l’aine. Pas si petite que ça, d’ailleurs.
J’ai tout de suite compris de quoi il s’agissait. Hernie. La fameuse hernie inguinale que Lou avait diagnostiquée quarante ans plus tôt.
La hernie inguinale provient d’une malformation congénitale, assez courante, au niveau du canal péritonéo-vaginal. Ce canal, par lequel, à un certain stade de la croissance du fœtus, les testicules descendent dans les bourses, doit ensuite se refermer. Mais il arrive qu’il ne se referme pas, et avec l’âge, à la faveur d’un effort trop violent, d’une quinte de toux, d’un accident, sous la pression, une petite partie des intestins vient occuper ce canal resté ouvert, et la hernie se gonfle au niveau de l’aine, d’où son nom, hernie inguinale.
— Il n’y a rien à faire avait dit Lou. Juste surveiller. Il peut ne jamais rien se passer, comme ça peut un jour se mettre à enfler, à s’enflammer, à s’étrangler. Alors, il faudra t’opérer.
À treize ans, l’idée d’une cicatrice au bas-ventre m’excitait beaucoup. Quarante ans plus tard, la perspective de me faire ouvrir le ventre ne m’inspirait plus du tout.
Je me suis séché, habillé comme je pouvais avec ce genou difforme. La petite boule était là, sans la toucher, sans même la sentir, elle restait présente à mon esprit comme un embryon d’inquiétude, mon esprit désormais hanté par la prophétie de Lou.
Je ne suis pas sorti pendant une semaine, profitant de mon invalidité pour travailler à fond sur mon livre, Sexe.
J’étais pressé d’en finir avec ce texte intime et scabreux, car après plus de dix ans de tergiversations, de repentirs, de reprises et d’abandons, je n’en pouvais plus.
Seulement voilà, toujours à l’affût des coïncidences, des hasards qui n’en sont peut-être pas, et la colère contre cette fille idiote qui m’avait renversé continuant de me tenailler, j’ai ressenti le besoin de l’écrire. Ce faisant, l’idée a germé de placer ça dans mon livre. Et pourquoi ne pas commencer par cette scène, courte et fracassante ?
En parlant à Dora qui venait de rentrer de Beyrouth, je me suis rendu compte que je ne devais pas encombrer mon livre avec des anecdotes de ce genre.
J’ai supprimé cette histoire de vélo et ça m’a fait beaucoup de bien, au genou, à la tête, partout.
J’étais maintenant convaincu que le livre devait commencer par ma rencontre avec Moïse sur les bancs de la place Tapatia, à Guadalajara.
J’ai donc ressorti mes carnets de l’époque.

"Le premier baiser a duré deux heures, je ne sais plus. Son oreille était percée de bijoux en argent. Je l’ai blessé, le matin, dans la salle de bains de l’hôtel, il a essuyé le sang autour des anneaux, il m’a demandé de l’aider, je n’ai pas été d’un grand secours, je suis maladroit avec ce qui fait mal, il n’est pas douillet, il souriait quand les morceaux de métal lui écharpaient le lobe de l’oreille. J’ai fait des photos. Tant pis si ça porte malheur. Je me sentais un peu bête de tenir cet appareil et clac, comme ça, devant lui, assis devant la fenêtre, torse nu, mais c’était tellement facile, il n’y avait tellement rien à faire que de se baisser, faire le point, appuyer sur le bouton, peut-être cinq ou six fois, et maintenant j’ai ces photos devant les yeux, il n’y a rien d’autre dans ma vie que ces photos."
J’en étais là de la retranscription de ce carnet mexicain lorsqu’il s’est produit quelque chose qui a tout contrarié.

Ma nièce Sara devait venir me filmer. Après avoir étudié le théâtre, elle s’orientait plutôt vers le cinéma, sa mère lui avait offert une caméra, et elle filmait tout ce qui lui tombait sous le nez. Pourquoi pas moi en train de parler de Sexe, ce livre que j’avais depuis si longtemps promis à mon éditeur. Le titre l’excitait. Elle voulait savoir ce qu’il y avait dedans et pourquoi je n’arrivais pas à le finir.
Quelques minutes avant qu’elle n’arrive, en relisant ce premier chapitre, un crayon à la main, prêt à corriger des petits détails, je lui ai trouvé un goût de réchauffé. Probablement à cause des phrases issues des anciennes versions que j’avais cru pouvoir réutiliser. Si je voulais sauver cette scène, j’allais devoir la réécrire entièrement. Ou alors la bazarder.
J’ai été pris d’une grande lassitude, une envie de mourir, suivie de vertiges, de palpitations.
J’ai posé mon crayon. J’ai attendu que ça passe. Ça ne passait pas. Le bruit de mon cœur devenait de plus en plus oppressant.

© Grasset 2018
© J.P. Paga

 

Quatrième de couverture > Ce magnifique roman peut se lire comme une sorte de « Recherche du sexe perdu » contemporain, miniaturisé et recomposé.
Premier mouvement, une manière de Temps retrouvé dans une veine comique : les symptômes d’un écrivain hypocondriaque qui finit par se rendre vraiment malade de ne pas parvenir à achever son roman Sexe commencé il y a vingt ans…
Flashback du côté de chez Moïse, de Sodome et de Gomorrhe : la rencontre avec Moïse, un jeune Mexicain avec lequel Christophe va traverser mille et une nuits de stupre et de luxure dans les boxons de Mexico, avant de ramener son trophée aztèque à Paris pour le "sauver".
Succèdent Le prisonnier et Moïse disparu : l’amour-passion dans la claustration, la trahison, la jalousie, la rupture, le désamour…
Seul, libre et dévasté, Christophe rencontre une femme. Un autre amour, une autre sexualité : voici soudain, contre toute attente, "Le côté de Dora ! Un corps de femme à découvrir, un mariage, une famille libanaise, une mère bigote qu’il faut emmener se faire bénir par le Pape… et les souvenirs de la prime adolescence qui resurgissent, avec les amis d’enfance détruits par leur ogre de père pervers.
Des backrooms de Mexico à Saint-Pierre de Rome, du crime pédophilique originel à la castration symbolique de l’écrivain valétudinaire, de Moïse à Dora, le sens de cette épopée tient tout entier dans un mot sans article et sans adjectif, qui mène le monde : Sexe.

Christophe Donner est notamment l'auteur de L'Empire de la morale (2001, prix de Flore), Ainsi va le jeune loup au sang (2003, prix Jean-Freustié), Un roi sans lendemain (2007), Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive (2014).

Pages choisies par Annick Geille


Christophe Donner, Sexe, Grasset, janvier 2018, 272 p.-, 19 €

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