Philippe Lemaitre. Extrait de : Couleurs de l’incendie

EXTRAIT >

Si les obsèques de Marcel Péricourt furent perturbées et s'achevèrent même de façon franchement chaotique, du moins commencèrent-elles à l'heure. Dès le début de la matinée, le boulevard de Courcelles était fermé à la circulation. Rassemblée dans la cour, la musique de la garde républicaine bruissait des essais feutrés des instruments, tandis que les automobiles déversaient sur le trottoir ambassadeurs, parlementaires, généraux, délégations étrangères qui se saluaient gravement. Des académiciens passaient sous le grand dais noir à crépines d'argent portant le chiffre du défunt qui couvrait le large perron et suivaient les discrètes consignes du maître de cérémonie chargé d'ordonner toute cette foule dans l'attente de la levée du corps. On reconnaissait beaucoup de visages. Des funérailles de cette importance, c'était comme un mariage ducal ou la présentation d'une collection de Lucien Lelong, le lieu où il fallait se montrer quand on avait un certain rang.

Bien que très ébranlée par la mort de son père, Madeleine était partout, efficace et retenue, donnant des instructions discrètes, attentive aux moindres détails. Et d'autant plus soucieuse que le président de la République avait fait savoir qu'il viendrait en personne se recueillir devant la dépouille de « son ami Péricourt ». À partir de là, tout était devenu difficile, le protocole républicain était exigeant comme dans une monarchie. La maison Péricourt, envahie de fonctionnaires de la sécurité et de responsables de l'étiquette, n'avait plus connu un instant de repos. Sans compter la foule des ministres, des courtisans, des conseillers. Le chef de l'État était une sorte de navire de pêche suivi en permanence de nuées d'oiseaux qui se nourrissaient de son mouvement.

À l'heure prévue, Madeleine était en haut du perron, les mains gantées de noir sagement croisées devant elle.

La voiture arriva, la foule se tut, le président descendit, salua, monta les marches et pressa Madeleine un instant contre lui, sans un mot, les grands chagrins sont muets. Puis il fit un geste élégant et fataliste pour lui céder le passage vers la chapelle ardente.

La présence du président était plus qu'un témoignage d'amitié vis‐à-vis du défunt banquier, c'était aussi un symbole. La circonstance, il est vrai, était exceptionnelle. Avec Marcel Péricourt, « un emblème de l'économie française vient de s'éteindre », avaient titré les journaux qui savaient encore se tenir. « Il aura survécu moins de sept ans au dramatique suicide de son fils Édouard... », avaient commenté les autres. Peu importe. Marcel Péricourt avait été un personnage central de la vie financière du pays et sa disparition, chacun le sentait confusément, signait un changement d'époque d'autant plus inquiétant que ces années trente s'ouvraient sur des perspectives plutôt sombres. La crise économique qui avait suivi la Grande Guerre ne s'était jamais refermée. La classe politique française, qui avait promis-juré la main sur le cœur, que l'Allemagne vaincue paierait jusqu'au dernier centime tout ce qu'elle avait détruit, avait été désavouée par les faits. Le pays, invité à attendre que l'on reconstruise des logements, qu'on refasse les routes, qu'on indemnise les infirmes, qu'on verse les pensions, qu'on génère des emplois, bref qu'il redevienne ce qu'il avait été – en mieux même, puisqu'on avait gagné la guerre –, le pays, donc, s'était résigné : ce miracle n'aurait jamais lieu, la France allait devoir se débrouiller toute seule.

Marcel Péricourt était justement un représentant de la France d'avant, celle qui avait autrefois conduit l'économie en bon père de famille. On ne savait pas exactement ce qu'on allait mener au cimetière, un important banquier français ou l'époque révolue qu'il incarnait.

Dans la chapelle ardente, Madeleine observa longuement le visage de son père. Depuis quelques mois, vieillir était devenu son activité principale. « Je dois me surveiller en permanence, disait-il, je crains de sentir le vieux, d'oublier mes mots ; j'ai peur de déranger, d'être surpris à parler tout seul, je m'espionne, ça me prend tout mon temps, c'est épuisant de vieillir... »

Dans l'armoire elle avait trouvé, sur un cintre, le plus récent de ses costumes, une chemise repassée, ses souliers parfaitement cirés. Tout était prêt.

La veille, M. Péricourt avait dîné avec elle et Paul, son petit-fils, un garçon de sept ans au joli visage, pâle de teint, timide et bègue. Mais, contrairement aux autres soirs, il ne s'était pas enquis auprès de lui de l'avancement de ses cours, de l'emploi du temps de sa journée, n'avait pas proposé de poursuivre leur partie de dames. Il était demeuré pensif, pas inquiet, non, rêveur presque, ce n'était pas dans ses habitudes ; il avait à peine touché à son assiette, se contentant de sourire pour montrer qu'il était là. Et comme le repas lui avait paru trop long, il avait plié sa serviette, je vais monter, avait-il dit, finissez sans moi, il avait serré la tête de Paul contre lui un instant, allez, dormez bien. Alors qu'il se plaignait souvent de ses douleurs, il avait marché vers l'escalier d'un pas souple. D'habitude, il quittait la salle à manger sur un « Soyez sages ». Ce soir-là, il oublia. Le lendemain, il était mort.

Tandis que dans la cour de l'hôtel particulier, le char funéraire avançait, tiré par deux chevaux caparaçonnés, que le maître de cérémonie rassemblait les proches, la famille, et veillait à la position de chacun dans l'ordre protocolaire, Madeleine et le président de la République se tenaient côte à côte, le regard fixé sur le cercueil de chêne où brillait une large croix d'argent.

Madeleine frissonna. Avait-elle fait le bon choix quelques mois plus tôt ?

Elle était célibataire. Divorcée, plus exactement, mais pour l'époque, c'était pareil. Son ex-mari, Henri d'Aulnay-Pradelle, croupissait en prison après un procès retentissant. Et cette situation de femme sans homme avait été un souci pour son père qui pensait à l'avenir. « On se remarie, à cet âge-là ! disait-il, une banque qui a des intérêts dans de nombreuses sociétés commerciales, ça n'est pas une affaire de femme. » Madeleine d'ailleurs fut d'accord, mais à une condition : un mari, passe encore, mais pas un homme, avec Henri, j'ai eu mon lot, merci bien, le mariage, soit, mais pour la bagatelle, il ne faudra pas compter sur moi. Quoiqu'elle ait souvent prétendu l'inverse, elle avait mis pas mal d'espoirs dans cette première union qui s'était révélée calamiteuse, alors maintenant, c'était clair, un conjoint éventuellement, mais rien de plus, d'autant qu'elle n'avait aucune intention de refaire des enfants, Paul suffisait largement à son bonheur. C'était l'automne précédent au moment où tout le monde se rendait compte que Marcel Péricourt ne ferait pas long feu. Il semblait prudent de prendre des mesures parce qu'il se passerait encore bien des années avant que son petit-fils, Paul le bègue, accède au gouvernail de l'entreprise familiale. Sans compter qu'on n'imaginait pas très bien cette succession, chez le petit Paul les mots peinaient à sortir, le plus souvent il renonçait à s'exprimer, trop difficile, vous parlez d'un dirigeant...

Gustave Joubert, le fondé de pouvoir de la Banque Péricourt, un veuf sans enfant, était alors apparu comme le parti idéal pour Madeleine. Cinquantenaire, économe, sérieux, organisé, maître de soi, anticipateur, on ne lui connaissait qu'une passion pour la mécanique, les voitures – il exécrait Benoist, mais adorait Charavel – et les avions – il détestait Blériot, mais vénérait Daurat.

M. Péricourt avait vigoureusement plaidé pour cette solution. Et Madeleine avait accepté, mais :

« Gustave, soyons clair, l'avait-elle prévenu. Vous êtes un homme, je ne m'opposerai pas à ce que vous... Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Mais à condition que ce soit discret, je refuse d'être ridicule une seconde fois. »

Joubert avait compris cette exigence d'autant plus aisément que Madeleine lui parlait de besoins qu'il éprouvait rarement.

Mais voilà que, quelques semaines plus tard, elle avait soudain annoncé à son père et à Gustave que finalement ce mariage n'aurait pas lieu.

La nouvelle fit l'effet d'un coup de tonnerre. C'est peu dire que M. Péricourt s'était emporté contre sa fille dont les arguments étaient irrationnels : elle avait trente-six ans et Joubert cinquante et un, comme si elle le découvrait ! Et puis, n'était-ce pas au contraire une bonne chose qu'épouser un homme d'âge et de jugement ? Mais non, décidément, Madeleine « ne s'y faisait pas », à ce mariage.

Alors, c'était non.
Et elle avait fermé la porte à la discussion.
En d'autres temps, M. Péricourt ne se serait pas contenté d'une telle réponse, mais il était déjà bien fatigué. Il argumenta, insista, puis il céda, c'est à ce genre de renoncement qu'on se rendit compte qu'il n'était plus ce qu'il avait été.

Aujourd'hui, Madeleine se demandait avec inquiétude si elle avait pris la bonne décision.

À l'extérieur, toutes les activités étaient suspendues à la sortie du président de la chapelle ardente.

Dans la cour, les invités commençaient à compter les minutes, on était venu pour se montrer, on n'allait pas non plus y passer la journée. Le plus difficile n'était pas d'éviter le froid, c'était impossible, mais de trouver des subterfuges pour cacher son impatience d'en finir. Rien n'y faisait, même couverts, les oreilles, les mains, les nez se glaçaient, on tapait discrètement du pied, on commencerait à maudire le mort s'il tardait encore à sortir. On avait hâte que le cortège se mette en branle, au moins on marcherait.

La rumeur se répandit que le cercueil allait enfin descendre.

Dans la cour, le prêtre en chape noire et argent précéda les enfants de chœur en soutane violette et surplis blanc.

© Albin Michel 2018

© Photo : Roberto Frankenberg

 

Quatrième de couverture > Février 1927. Le Tout-Paris assiste aux obsèques de Marcel Péricourt. Sa fille, Madeleine, doit prendre la tête de l’empire financier dont elle est l’héritière, mais le destin en décide autrement. Son fils, Paul, d’un geste inattendu et tragique, va placer Madeleine sur le chemin de la ruine et du déclassement.

Face à l’adversité des hommes, à la cupidité de son époque, à la corruption de son milieu et à l’ambition de son entourage, Madeleine devra déployer des trésors d’intelligence, d’énergie mais aussi de machiavélisme pour survivre et reconstruire sa vie. Tâche d’autant plus difficile dans une France qui observe, impuissante, les premières couleurs de l’incendie qui va ravager l’Europe.

Couleurs de l’incendie est le deuxième volet de la trilogie inaugurée avec Au revoir là-haut, prix Goncourt 2013, où l’on retrouve l’extraordinaire talent de Pierre Lemaitre.

Pages choisies par Annick Geille

Philippe Lemaitre, Couleurs de l’incendie, Albin Michel, janvier 2018, 544 pages, 22,90 €

Aucun commentaire pour ce contenu.