Patrick Roegiers. Extrait de : Le roi, Donald Duck et les vacances du dessinateur

EXTRAIT >

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Par une belle matinée ensoleillée, Hergé s’était rendu au bord du lac Léman, considéré par les Suisses comme « le roi des lacs d’Europe ». Il faisait la fierté des habitants qui le contemplaient à longueur de journée, assis en bordure de la berge sur un banc, en murmurant béatement.

– C’est une petite mer intérieure.

On y pêchait des perches que l’on dégustait en filets, des truites longues comme le bras, des brochets de plus d’un mètre, que le pêcheur, cramponné à sa canne à lancer munie d’un moulinet, enroulant et dévidant le fil de la ligne au bout de laquelle l’hameçon était rivé à l’appât, repérable au bouchon qui flottait à l’extrémité du nylon transparent, réagissant au moindre frémissement, hissait vers la rive.

– Quelle touche !

– Ça n’arrive pas tous les jours.

Mais on y pêchait aussi l’omble chevalier, le meilleur plat du lac, d’après les gourmets lorsqu’on faisait l’éloge de la région et de la cuisine locale, la féra, au dos bleu verdâtre et aux flancs blancs jaunâtres argentés, qui ne se prend que de nuit. En tout, vingt-neuf espèces différentes, dûment recensées. Certaines redoutables telle la lamproie sanguinaire, à la peau gluante et au corps souple, à la succion vivace, qu’il est malaisé d’attraper. D’autres plus courantes étant les ablettes et les goujons, poissons blancs comme les gardons, les carpes et les tanches, qui se lèvent au vers de vase et à l’asticot. Et, enfin, les pernicieux carnassiers comme les sandres qui se happent au bord, avec un leurre.

C’était une splendide journée d’été.

Suivant le sentier des cailloux, bordé par l’agitation des flots, Hergé se plaisait à contempler l’étendue lacustre – que faire d’autre ? –, aux rives riantes et verdoyantes, unie comme un miroir. Tout y conduisait. C’était la seule attraction. Tout était calme. C’est le propre d’un pays où l’on ne peut se perdre.

– Où est la Suisse ?

– Dans le lac.

Il avait l’habitude de venir pêcher tous les jours, même s’il n’attrapait souvent que du menu fretin, appâté par des insectes ou de ridicules appeaux vivants, indignes de ceux que les pêcheurs du coin, qui logeaient sur les lieux, prenaient dans leurs filets, appelés « pics », et qui écoulaient le produit de leur prise aux restaurants des environs.

Comme il n’y avait jamais personne à cet endroit, il avait été surpris de voir de dos la silhouette d’un individu, plongé jusqu’aux chevilles dans l’onde azurée, qui sifflotait comme s’il était chez lui. C’était un bel homme, à l’allure sportive, qui mesurait plus d’un mètre quatre-vingts et pesait quatre-vingt-cinq kilos. Ses cheveux châtains ondulés, coiffés en arrière, commençaient à grisonner et reculaient sur la ligne des tempes. Il portait une veste de tweed vert bouteille avec du cuir aux coudes, un foulard à motifs grenat sur une chemise blanche à fines rayures bleues, un pull-over jaune canari, un pantalon de velours beige bizarrement retroussé, ainsi que des bottes de caoutchouc qui montaient jusqu’aux genoux.

Étrange accoutrement pour un pêcheur !

On aurait dit un banquier suisse. Il en avait la mise et la bonne mine. Hergé s’était figé. Lui était alors venu à l’esprit la célèbre phrase de Voltaire qui s’était réfugié aux Délices, dans les faubourgs de Genève, et avait suivi le parcours inverse de Jean-Jacques Rousseau : « Si vous voyez un banquier suisse sauter d’une fenêtre, sautez derrière lui. Il y a sûrement de l’argent à gagner. »

Qui n’aime pas les banquiers, garants du confort et de la prospérité ? Dans un roman comme dans un film, il faut des personnages sympathiques auxquels le lecteur ou le spectateur s’identifie. Hergé croyait l’avoir déjà vu quelque part. Il s’était avancé à pas comptés. Le sentant proche, l’inconnu avait tourné vers lui son profil altier, son front haut et large, et son regard clair qui ne se livrait qu’à moitié. Il se tenait devant lui comme un livre ouvert. Hergé l’avait reconnu. Pas de doute. C’était bien lui.

Ça, alors !

Que faisait-il à cet endroit où les badauds et les pêcheurs étaient rois ? Qui dit que la réalité n’est pas du cinéma ? Et, pour le mettre à l’aise, coupant court à toute ambiguïté, l’individu avait déclaré :

– Appelez-moi Léopold.

– Léopold comment ?


– III.


– Comme Léopold III ?

– En personne.

Hergé était très impressionné. Son regard était translucide comme l’eau du Léman écrasé par la clarté de l’été. Il n’en croyait pas ses yeux. On ne voit pas un roi tous les jours. On ne croise pas tous les jours le père de Tintin. Le monde est si petit. Et la Suisse est si vaste. Ils se tenaient là, bouche bée comme deux muets, le poisson à portée de la ligne, sans rien dire pour ne pas les effrayer.

– Il fait beau.

– Il n’y a personne.

Quel paysage ! Quelle beauté ! Quelle quiétude !

– Vous venez souvent ici ?

– Tous les jours.

– On s’y sent bien.

– C’est un coin tranquille.

– A l’écart de tout.

– Quel temps pour vivre !

– C’est la pleine saison.

– Je suis en vacances.

– Moi aussi.

L’eau variait au gré des ondulations de la lumière et changeait de couleur. Des puces d’eau sautillaient à la surface, des grenouilles vertes ou rousses ricanaient. Ils se trouvaient en dehors du monde. Rien ne les distrayait hormis le glissement d’un cygne tubercule, majestueux voilier, voué à parcourir de longs trajets, mais qui n’emmenait personne à son bord et se contentait d’envols tumultueux, ainsi que les ébats familiers des mouettes et des canards.

« Coin-coin ! »

En s’ébrouant comme s’il avait des puces ou des démangeaisons, avait surgi de l’eau un type aux ailes courtes, avec un bec jaune. C’était Donald Duck, reconnaissable à sa vareuse bleu clair de marin et son béret qu’il portait en permanence. Il pouvait être n’importe quoi, explorateur, vendeur de décapsuleurs au porte-à-porte, policier, boxeur, coiffeur ou gardien de zoo, ou encore lustreur de pièces pour son riche oncle, Balthazar Picsou. Mais, cette fois, il était simplement contrôleur de licence et il leur avait demandé de sa voix criarde et agaçante :

– Vous avez un permis pour pêcher dans le lac ?

– Il en faut un ?

– C’est obligatoire.

– Le voici, avait répondu Léopold.

– Sauf pour la pêche au bouchon fixe.

– C’est le cas.

– Une ligne par personne.

– Comme pour le dialogue.

– C’est entendu.

– Tout est en ordre.

Il avait salué les doigts sur la lisière du béret qui lui servait de képi et, en caquetant « coin-coin », d’un plongeon, était parti rejoindre sa conjointe Daisy Duck, aussi soudainement qu’il était apparu.

Drôle d’oiseau !

 

2

Hergé et Léopold l’avaient vu s’enfoncer dans les flots. Puis, ils n’avaient plus rien dit pendant un bout de temps. Ils fixaient le paysage et avaient échangé des considérations plates comme deux personnes qui viennent de se rencontrer par hasard et qui cherchent à lier connaissance.

– C’est beau la Suisse.

– Le temps est parfait.

– Pas trop chaud.

– La lumière est pure.

– Tout est paisible.

– Plein de charme.

– On respire le bon air.

– Toujours le même.

– Le cadre est charmant.

– Le silence imposant.

– Comme les montagnes.

– C’est un pays très accueillant.

En Suisse, la propreté rimait avec la prospérité. C’était le pays du chocolat et du lait, des parcs à vaches qui mâchonnaient et remuaient lentement leurs mâchoires, des prés verdissants et des coteaux boisés, sans couleuvres ni vipères rampant dans les herbes, des glaciers couverts de neige toute l’année, des panoramas incomparables et des cimes escarpées où menaient des chemins de fer à crémaillère, des funiculaires et des téléphériques suspendus à des câbles, des montres et du gruyère sans trous.

En Suisse, les rosaces des églises étaient tracées au compas, les horloges se remontaient toutes seules, le soleil se levait toujours à la même place et la lune se couchait au même endroit. En Suisse, les fenêtres des trains n’avaient pas de cadre à cause du paysage, chacun étant un tableau. En Suisse, tout était typiquement suisse. C’était un pays à part. Un pays de carton-pâte. Un pays de carte postale. Un pays miniature comme on l’admirait à Ballenberg où était décrite une Suisse de fantaisie créée à une échelle rétrécie. Un pays pittoresque dont les dépliants vantaient les charmes et dont les guides touristiques ne savaient plus comment louer les mérites. La Suisse était irréprochable. La Suisse était cernée de montagnes et si elles disparaissaient, la Suisse cesserait d’exister. Si la Suisse n’existait pas, il faudrait l’inventer. La Suisse n’existait pas, c’est pour cela qu’on y était bien.

C’était l’été.
 On était en juillet. Le soleil brillait.

© Grasset 2018

© Photo : JF Paga

 

Quatrième de couverture >

― Vous avez le permis pour regarder le lac ?

― C’est combien ?

― 50 francs suisses.

― Ce n’est pas donné.

― Tout se paye.

― On l’a noté.

― Pas de sous, pas de Suisse.

― Quel beau pays !

Hergé, le père de Tintin, et Léopold, le roi des Belges, se rencontrent au bord du lac Léman, en juillet 1948. L’un est en dépression, l’autre en exil. Ils sont les protagonistes d’un film où ils jouent leur propre personnage et qui se tourne à mesure que le roman s’écrit. La distribution comprend Marlene Dietrich, Humphrey Bogart et Ava Gardner notamment, mais aussi Tex Avery, Walt Disney et Harold Lloyd. Le film est dans le roman, le roman est dans le film.

Un livre vraiment original, drôle, inattendu, mordant et sarcastique, où la virtuosité s’allie à la plus haute fantaisie.

Patrick Roegiers s’est établi en France en 1983. Il est l'auteur, chez Grasset, du Bonheur des Belges (2012), de La traversée des plaisirs (2014), et de L'autre Simenon.

Pages choisies par Annick Geille

Patrick Roegiers, Le roi, Donald Duck et les vacances du dessinateur, Grasset, janvier 2018, 304 pages, 20 €

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