François Cérésa. Extrait de : L'une et l'autre

EXTRAIT >

Cette année, on n’a pas fêté Noël le 25. Cela fait plus de trente ans qu’on fête Noël et que Noël ne nous fête pas. Je me comprends. De toute façon,

Mélinda a décidé de fêter Noël le 31. Quand Mélinda a décidé quelque chose, on n’y revient pas. C’est comme ça et pas autrement. Et cela ne va pas en s’améliorant.

J’ai connu Mélinda en 1981. C’était au Courte paille de Cussy-les-Forges, tout près d’Avallon, le deuxième restaurant Courtepaille créé après celui de Rouvray.

Je m’étais arrêté par hasard. Je me rendais à Lyon à un congrès de médecine, et j’avais décidé d’emprunter la Nationale 6 pour faire un arrêt à Saulieu, chez un chef dont on parlait beaucoup : Bernard Loiseau. En fait de Saulieu, je m’étais arrêté à Cussy-les-Forges.

Si j’avais su, je n’aurais jamais joué le rôle de John Wayne dans L’homme qui tua Liberty Valance. Je m’explique.

C’était au mois de juillet. Mélinda avait trouvé un boulot de serveuse pour payer ses vacances en Croatie. La fille de gauche vivait en fonction de ses idées.

Quand Mélinda m’avait apporté une entrecôte, un indélicat lui avait fait un croche-pied. En la voyant s’étaler, il était parti d’un grand éclat de rire. Il n’était pas Liberty Valance, je ne suis pas l’homme qui tua Liberty Valance, mais comme John Wayne, j’avais dit : « C’était mon steak. »

Le type avait cessé de rire. Quand je lui ai mis mon poing dans la figure, une grosse partie du chemin était accomplie. Je veux dire la conquête de Mélinda. C’était presque celle de l’Ouest, sauf que Mélinda est originaire du Sud, non loin d’Antibes. Le gérant avait rappliqué en courant, des clients étaient intervenus en ma faveur. J’avais aidé Mélinda à se relever et elle m’avait dit :

« Je vous remercie. Comment vous vous appelez ?

– Marc. »

Elle avait hoché la tête. Le soir même, elle était dans mon lit à l’hôtel de la Poste.

On va penser que je fais trop référence au cinéma.

Mais le cinéma sans la littérature ne serait rien et la littérature sans le cinéma non plus. Ils ont partie liée, disait François Truffaut. Je me résume. Je porte le prénom d’Alain Delon dans Les Félins, Mélinda celui de Jane Fonda dans le même film. Coïncidence ? Mélinda dit que c’est la logique du hasard. De temps en temps, il faut bien que le hasard soit logique.

En 1981, Mélinda était superbe. Je pèse mes mots.

Trente-cinq ans plus tard, on voit les méfaits du temps. Mélinda s’est empâtée. Rides, bourrelets, poches, peau d’orange. Une sournoise apparition. Sans compter le caractère.

Dans la salle de bains, Mélinda m’interroge du regard. Elle recense sur son corps les ravages du temps.

Si elle est trop grosse, c’est à cause de moi. Si elle fume, c’est à cause de moi. Si elle dort mal, c’est à cause de moi.

C’est vrai. Je la fais trop manger, je fumais autrefois, je regarde la télé tard dans la nuit, je ronfle comme un sonneur. Mélinda le dit elle-même :

« Quelle calamité, ce Marc ! »

Mélinda a pourtant des atouts. Elle se nourrit bio, boit du thé vert, prend des compléments alimentaires. Elle se bat pour avoir la pêche et le teint rosé. Quand elle était jeune, elle avait la pêche en buvant du rosé. Elle faisait tournoyer sa robe de babouchka comme une impératrice rouge. On aurait cru une almée blonde. Sous sa toupie de couleur, ses cuisses surgissaient. Tout le monde restait baba. On devinait le triangle de son ventre, le vertige de ses hanches.

« Mon Dieu, qu’elle est belle ! », s’exclamait-on.

J’étais le plus heureux des hommes.

Mais le temps passe. On connaît la chanson : « La mer efface sur le sable le pas des amants désunis. »

Une précision : Mélinda et moi ne sommes pas désunis. Nous sommes simplement unis pour le pire, et plus tellement pour le meilleur. Un mal profond s’est installé. Peut-être l’habitude, le quotidien, la résignation. Allez savoir. Certains parlent de poison lent, je suis incapable de me prononcer. Mélinda est free-lance (qu’est-ce que ça veut dire vraiment ?) chez un grand éditeur parisien, moi conseiller à Cinelitta, une boîte de production spécialisée dans le documentaire, le reportage, le docu-fiction, que dirige Mario Straunberg, un vieil ami de fac.

Il y a quelques années, ne me demandez pas quand, j’ai abandonné la médecine. Ou c’est plutôt la médecine qui m’a abandonné. Perte de vocation. Motivation zéro.

Encore que. Il m’arrive de faire des remplacements dans le cabinet d’un autre vieil ami, le Dr Guillaume Dolna.

Médecine générale. Disons que j’exerce mon métier d’origine pour rendre service à Guillaume et pour me faire un peu de rab.

« Tu es devenu misanthrope, me dit Mélinda. Je t’aimais bien quand tu étais médecin. »

Elle n’a pas tort. Avant, elle m’admirait. C’est le privilège de la médecine. Un côté magique. Maintenant, Mélinda ne m’admire plus. Elle pense que je ne suis pas à ma place à Cinelitta. Que je ne suis pas programmé pour ça. Que je me fais trop de cinéma. Alors oui, j’ai développé une duplicité inconsciente, voire une certaine schizophrénie, qui m’a rendu de bons et de mauvais services, ou plus exactement beaucoup de bons services dont j’ai fait mauvais usage. De toute façon, j’ai l’âge de la retraite. Et puis je l’avoue, la médecine me débecte.

Les malades me débectent. La paperasserie administrative me débecte. À Cinelitta, je respire. Je conçois. Je suggère. J’imagine des sujets, des points de rencontres littéraires et cinématographiques. Guillaume et Mario me comprennent. Ils savent qu’il faut résister. Avoir la force de résister contre la farce d’abdiquer. C’est le désordre des choses.

Entre Mélinda et moi, les disputes ont tissé leur pelote.

Le désir s’est émoussé, le plaisir s’est éclipsé. Mélinda est acariâtre, je suis hargneux. Nous avons nos territoires.

L’autre n’y est pas le bienvenu. Chasse gardée. Défense d’entrer !

Quoi qu’il advienne, on trouve toujours matière à se quereller. Notamment à cause des enfants. Il faut dire qu’ils sont toujours à la maison. Cinquante-sept ans à eux deux. Soit dit en passant, l’âge de Mélinda. Sophie et Antoine ne décollent pas d’Internet et donnent leur avis sur tout. Ils mangent, ils sortent, ils mangent, ils sortent.

Sophie déniche parfois de petits boulots, Antoine se la fait fraîche et joyeuse. Souvent, je lui répète qu’il serait peut-être temps de s’y mettre.

« Plus tard », répond-il.

Si je le houspille, Mélinda le défend. On ne touche pas à sa progéniture. Vous voyez un peu le malaise.

Ce soir, ils se sont débrouillés pour ne pas mettre le couvert. Un soir de fête ! Chacun doit y mettre du sien, non ? J’ai sermonné Sophie, secoué Antoine, et Mélinda m’a dit :

« Pas de mauvaises ondes à Noël, old boy. »

Elle a allumé les bougies sur la table et m’a demandé de faire griller du pain pour le foie gras que j’avais préparé une semaine plus tôt.

« Vite, old boy ! »

Old boy ? Tout cela parce que j’ai quatre ans de plus qu’elle. Qu’elle en profite, j’ai la rancune tenace, l’ordonnance impitoyable.

Avant de passer à table, alors que les enfants étaient encore dans leur chambre, j’ai débouché le champagne et j’ai dit à Mélinda qu’elle me cassait les pieds avec ses injonctions de harpie ménopausée.

Elle l’a mal pris. Je reconnais que ce n’est pas très fin, mais elle l’avait cherché. Elle a éclaté de rire, allumé une cigarette, puis est allée se réfugier dans notre chambre en m’accusant d’être injuste, cynique, pervers, tout à fait conforme à ce genre de réacs ricaneurs qui polluent la couche d’ozone.

« Désolé, je plaisantais ! », lui ai-je lancé.

Elle n’a rien voulu entendre.

Je me suis remis aux fourneaux et j’ai jeté un coup d’œil à la photo sous verre et son cadre d’argent, dans le vaisselier, entre un menu du Courtepaille des années 1980 et une petite affiche des Félins, avec Jane Fonda et Alain Delon. La belle époque. Si Mélinda ressemblait à Jane Fonda, je n’ai jamais ressemblé à Alain Delon, ni de près ni de loin.

« C’est inutile de le préciser », a souvent ironisé Mélinda.

Quoi qu’il en soit, la photo a été prise à l’île de Ré par Lolo, le patron du bar du Phare, à Saint-Clément-des-Baleines. Les photos sont sans pitié.

C’est alors qu’on a sonné à la porte.

© Le Rocher 2018

© Photo : Olivier Dion

 

Quatrième de couverture > Sexagénaire fringuant, Marc est marié à Mélinda, à peine plus jeune que lui. Le couple, hier flamboyant et amoureux, semble aujourd'hui avoir du plomb dans l'aile. Le désir s'est émoussé, le plaisir n'est plus une idée neuve. Mélinda a perdu de sa superbe, et Marc fait preuve en toute occasion d'un cynisme grinçant. L'histoire d'amour touche-t-elle à sa fin ? Soudain, un 31 décembre au soir, on sonne à la porte et, ô miracle, Mélinda apparaît telle qu'elle était à trente ans : le portrait de Jane Fonda dans Les Félins !

Journaliste et écrivain, François Cérésa dirige le mensuel Service littéraire après avoir été de longues années rédacteur en chef du Nouvel Observateur. Il a publié une trentaine de romans, aussi bien historiques qu'intimistes. Son dernier récit, Poupe, paru au Rocher en 2016, sélectionné pour le prix Essai Renaudot, a reçu le prix Louis Barthou de l'Académie française et le prix des Romancières.

Pages choisies par Annick Geille

François Cérésa, L’une et l’autre, Le Rocher, février 2018, 220 p., 18 €

> Lire la critique de L’une et l’autre de François Cérésa

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