Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Erik Orsenna. Extrait de : La Fontaine

Extrait >

Un petit Jean naît à Château-Thierry

Tous ceux qui ne sont attirés que par le bling-bling et les bulles ne verront dans Château-Thierry (aujourd'hui quatorze mille cent quatre-vingt-neuf habitants) que la porte de la Champagne.

Les autres, ceux qui savent le prix de la flânerie, goûteront fort ce méandre de la Marne, cet étagement de collines coiffées de forêts. Sous cette paix trompeuse de la géographie, ils entendront vite, pour peu qu'ils dressent l'oreille, les bruits de l'Histoire. La rivière à cet endroit devait jadis se franchir à gué. Puisque des hommes passent, il faut bien les nourrir, les héberger, les protéger (ou les rançonner). Ainsi, dès l'époque romaine, naît une ville. Plus tard, sur la hauteur principale, un château s'élèvera.

Où, de siècle en siècle, se succéderont des puissants.

D'azur au château de cinq tours couvertes d'argent, ouvert, ajouré et maçonné de sable, accompagné de trois fleurs de lis d'or : le blason de la ville incite à rêver de chevalerie et de Table ronde.

La population vit, et vit bien, d'agriculture et de commerce. On ne sait pourquoi ni comment, une forte communauté juive s'y installe. Au XIIIe siècle, elle crée une école rabbinique qui devient vite célèbre. Samuel d'Évreux en est la figure la plus éclatante. On accourait de partout, et jusque de Tolède, pour entendre ses interprétations du Talmud.

En 1285, avec le comté de Champagne, Château-Thierry rejoint le domaine royal.

Durant la guerre de Cent Ans, le parti anglais occupe la ville. Et la dévaste. Qu'à Dieu grâces soient rendues, Jeanne d'Arc la libère en 1429.

Le temps passe.

Et voici 1621.

En cette année, la Chine s'est placée sous la tutelle du coq. Un peu partout dans le monde, les hommes se battent. Comme d'habitude. Les Mongols contre les Tibétains, les Bataves contre les Espagnols, les Polonais contre les Ottomans, les Suédois contre les Baltes, entre elles les tribus tout autour de Tombouctou...

Les Français n'échappent pas à cette manie de la guerre perpétuelle. Sauf qu'ils y ont ajouté un piment de leur cru : ils n'aiment rien tant que se tuer entre eux. Malgré son jeune âge (vingt ans), Louis XIII, le roi, n'est pas le moins ardent. Il lance ses armées vers le sud de son pays avec mission d'y écraser, une bonne fois pour toutes, ceux qu'on appelle les « protestants ».

Pendant ce temps, les marchands hollandais prospèrent. Ils viennent de créer une compagnie commerciale, dite des « Indes occidentales ». Sur les côtes atlantiques, elle ouvre différents comp­toirs, dont La Nouvelle-Amsterdam, qui devien­dra New York.

1621.

L'année prochaine, Armand Jean du Plessis, seigneur de Richelieu, sera nommé cardinal et bientôt cumulera tous les pouvoirs.

1621.

À Anvers, Rubens achève son tableau La Chasse au lion, l'un de ses chefs-d'œuvre.

Et Pierre Gassendi, mathématicien, philosophe, théologien, astronome, continue de s'émerveiller devant la beauté du ciel : il vient d'expliquer l'origine des aurores boréales.

Pour ce qui concerne le climat, apprenez que l'hiver fut si rude en Provence, cette année-là, que les oliviers y gelèrent.

Le printemps finit par poindre. Puis commença l'été.

C'est alors qu'un beau jour, le huitième de juillet, un enfant choisit de naître.

Rue des Cordeliers.

Paris n'est pas loin de Château-Thierry : cent kilomètres, vers l'est. Cette distance, petite mais tout de même, aura son importance.

La Fontaine, mais n'oublions pas Pidoux

Le père, qu'en ce jour il faut présumer heureux, se nomme Charles de La Fontaine. Le petit Jean est son premier enfant. Il est baptisé en l'église Saint-Crespin, lequel est patron des savetiers. Chez les La Fontaine, on est de bourgeoisie récente, à peine quatre générations, enrichies dans le commerce et notamment celui du drap. Ce début de fortune a permis au grand-père d'acquérir une charge, celle de « maître des Eaux et Forêts ». À ce titre, il surveille et contrôle un territoire à lui confié par le seigneur du lieu. Au fil du temps, les La Fontaine ont acheté des terres. Ils tirent de leurs fermes l'essentiel de leurs revenus. Une charge et des fermes : on n'est pas encore tout à fait noble, mais on s'en rapproche. Encore un effort, La Fontaine !

La mère, prénommée Françoise, mais d'abord née Pidoux, éveille plus notre intérêt. Dès le XIIIe siècle, sa famille n'a cessé d'occuper les plus hautes fonctions : banquiers de princes, évêques, prévôts des marchands... Un Pidoux fut seigneur de Chaillot, un autre liquidateur des biens des Templiers. Habitant Paris, mais chassés par la guerre de Cent Ans, ils s'enfuient vers Poitiers où ils s'installent. Et, de mariage en mariage, ils continuent de tisser des liens utiles. On trouve des Pidoux partout : l'un est beau-frère du cardinal de Richelieu ; un autre, parent de Bossuet ; une autre encore, cousine de Racine... N'oublions pas un Pidoux médecin du roi Henri III.

Les Pidoux ne sont pas que sérieux. La passion peut parfois les conduire à toutes les audaces et tous les sacrifices. Le jeune Loys, un des frères de Françoise, donc l'oncle direct de notre poète, achève ses études de médecine. Il a vingt-cinq ans. Un beau jour, il rencontre une quasi vieille (trente ans), mais encore fille, Isabelle de Richelieu. Coup de foudre. Les familles s'oppo­sant au mariage, Loys enlève Isabelle. Ils vivront à Dole, capitale d'une Franche-Comté pas encore française. Toujours fous d'amour, mais désargentés : la parentèle a profité de leur fuite pour faire main basse sur leurs biens.

Un autre Pidoux a connu la gloire pour une raison qui tient à l'hydrologie en même temps qu'à l'hygiène. Il se passionne pour les eaux thermales, comparant sans fin les vertus d'une cure à Pougues, à Spa et à Bourbon-l'Archambault. Cette recherche, si savante et méritoire fût-elle, serait restée sans écho s'il n'y avait ajouté une suggestion : pourquoi ne pas imiter une pratique italienne encore inconnue chez nous ? Rien de plus simple : il suffit de se renverser de l'eau sur le corps, au lieu de toujours se plonger dans des bains. L'avantage est double : gain de temps et moindre quantité d'eau requise.

Telle est la raison pour laquelle on peut consi­dérer ce Jean Pidoux comme l'inventeur de la douche en France.

Sur le berceau du petit Jean, force est de consta­ter que nombre de divinités déjà se penchent. Certaines viennent de la forêt, dont un grand­-père est « maître », Les plus nombreuses ont l'eau pour demeure. Et d'autres savent naviguer entre les humains pour en tirer les plus grands avantages. On verra que si les deux premiers héritages, l'amitié des arbres et la complicité des ondes, ont été bien transmis, le talent de l'habi­leté sociale et de la courtisanerie a dû se perdre en chemin. Les gènes des La Fontaine, gens de la campagne, l'ont sans doute emporté sur ceux des très urbains Pidoux. Même si notre poète n'a jamais pu se passer des frénésies parisiennes.

Autrefois le Rat de ville

Invita le Rat des champs,

D'une façon fort civile, À

des reliefs d'ortolans.

Entre la ville et les champs, ce balancement sera celui de toute une vie.

Avançons.

Pour l'heure, 1623.

Molière est né l'année précédente.

Notre petit Jean vient de souffler ses deux bougies. Et si sa famille l'emmène le dimanche en promenade dans la campagne voisine, ses pre­miers pas trébuchent sur les pavés de Château-Thierry.

Honte sur moi, académicien donc cofabricant de dictionnaire, je n'ai appris que récemment le mot qui désigne l'habitant d'une ville : le gentilé. Comment appelle-t-on celui qui loge à Château-Thierry, ou, pour ce qui nous concerne : quel est le gentilé de Jean de La Fontaine ? Castelthéodoricien.

On imagine le rire du fabuliste ainsi lourdement affublé.

Fermes

Que reste-t-il des anciens paysages ?

Le long de la Marne, au sortir de Château-Thierry, les constructions se succèdent. L'habituel tapis de pavillons. Mais vers l'ouest, soudain, une usine. Croyez bien que je m'étonne : sa cheminée fume encore ! Rareté, en France, de nos jours ! On me dit que du papier y est recyclé. Bonne nouvelle ! De l'autre côté, vers Reims, la biscuiterie Belin n'a pas eu cette chance. Plus de mille personnes y travaillaient. Nous leur devons quelques-unes des plus aimées gourmandises de notre enfance, à commencer par nos chers Pépite. L'activité s'en est allée vers des pays aux très bas salaires. La municipalité a racheté les anciens silos. Les réservoirs de farine sont devenus centre culturel. Quoi de plus logique ? Nourriture du corps, ingrédients de l'âme, la vie continue. On y défend le théâtre et la poésie. Rimbaud fournit la lumière. A noir, E blanc, I rouge, U vert, 0 bleu...

Plus loin, le petit Jean, continuant sa promenade, rêverait aujourd'hui devant les rhodos et les géraniums du Jardiland local. Il pourrait aussi se choisir le plus doux des matelas à Nation Literie (en direct du fabricant).

Et impossible d'oublier que nous venons de pénétrer dans la patrie du champagne : les vignes nous cernent. Quant aux bois, il n'en demeure plus guère. Arrachées, les haies. Brûlées, les clôtures. La Grande (agri) Culture n'aime pas les entraves. Une fois sur le plateau, vous ne voyez que l'immense étendue des champs. La vue s'y perd. On me dit que bientôt des éoliennes y viendront tournoyer.

Alors, où sont les fermes, les fameuses fermes, les paradis de l'enfance fontainière ?

© Stock/France Inter 2017

© Photo : Bernard Matussière

 

Quatrième de couverture > « Depuis l’enfance, il est notre ami. Et les animaux de ses Fables, notre famille. Agneau, corbeau, loup, mouche, grenouille, écrevisse ne nous ont plus jamais quittés. Malicieuse et sage compagnie ! Mais que savons-nous de La Fontaine, sans doute le plus grand poète de notre langue française ?

Voici une promenade au pays vrai d’un certain tout petit Jean, né le 8 juillet 1621, dans la bonne ville de Château-Thierry, juste à l’entrée de la Champagne. Bientôt voici Paris, joyeux Quartier latin et bons camarades : Boileau, Molière, Racine. Voici un protecteur, un trop brillant surintendant des Finances, bientôt emprisonné. On ne fait pas sans risque de l’ombre au Roi Soleil.

Voici un très cohérent mari : vite cocu et tranquille de l’être, pourvu qu’on le laisse courir à sa guise. Voici la pauvreté, malgré l’immense succès des Fables. Et, peut-être pour le meilleur, voici des Contes. L’Éducation nationale, qui n’aime pas rougir, interdisait de nous les apprendre. On y rencontre trop de dames “gentilles de corsage”.

Vous allez voir comme La Fontaine ressemble à la vie : mi-fable, mi-conte. Gravement coquine. » E. O.

Erik Orsenna est l’auteur de L’Exposition coloniale (prix Goncourt 1988), de Longtemps, de Madame Bâ et de Mali, ô Mali. Il a écrit aussi des petits précis de mondialisation, dont Voyage aux pays du coton (2006), et deux biographies, l’une consacrée au jardinier de Louis XIV, André Le Nôtre, Portrait d’un homme heureux (2000), et l’autre à Louis Pasteur, La Vie, la Mort, la Vie (2015). On lui doit également cinq contes célébrant la langue française dont La grammaire est une chanson douce (2001). Entré à l’Académie française en 1998, il occupe, sans légitimité aucune, le siège de Louis Pasteur et d’Émile Littré.

Pages choisies par Annick Geille

Erik Orsenna, La Fontaine, 1621-1695, Une école buissonnière, Stock/France Inter, août 2017, 198 pages, 17 €

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