Les meilleurs extraits de la rentrée littéraire de septembre 2017 sélectionnés par Annick Geille.

Katharina Winkler. Extrait de : Les Bijoux bleus

EXTRAIT >

Nous, les enfants, sommes un troupeau.

Le foin est notre lit. Odeur d’été des blés fauchés. Nous sommes allongés en travers, les uns par-dessus les autres. Qui peut savoir à qui appartient ce pied, à qui cette main.

Notre mère ?

Nous respirons à fond. Nos corps sentent la journée d’hier. La sueur, le soleil. Nous nous pétons à la figure.

 

J’entends dire que nous sommes dix. J’entends dire que je suis la septième.

Comme une vache, ma mère met bas ses enfants, l’un après l’autre, entre semailles, moissons et semailles. Lourde et grosse, elle est debout dans la chaleur de midi et retourne le foin. Entre deux bottes, un enfant lui tombe du ventre. Une fois une fille, l’autre un garçon, puis une fille, puis un garçon, encore une fille, encore un garçon, comme des perles sur un fil.

Juste une fois, un garçon est venu après un garçon, mais la mort l’a fait disparaître, et tout de suite après est venue une fille.

Il y a d’autres troupeaux d’enfants sur nos collines.

Nous avons pour nom Aliye, Hüseyin, Fatma, Mehmet, Yildiz, Ali, Filiz, Sayit, Zehra, Remzi, Selin, Veli. Chèvres, chevrettes, moutons, agneaux, enfants, vaches, veaux, âne, cheval. Tous nous sommes à la fois troupeaux et bergers. Nous nous gardons les uns les autres. Nous nous nourrissons, nous nous donnons des coups de poing dans les flancs. La mère nous protège contre le père, le père nous protège contre les loups, et nous, nous nous gardons les uns les autres, tout comme les moutons, les agneaux, les chèvres et les chevrettes se gardent aussi mutuellement. Hüseyin et Mehmet gardent les vaches, Sayit et Zehra les chèvres, Yıldız les moutons. Je garde les agneaux.

 

Les loups jaillissent de derrière les collines, l’un derrière l’autre, six, sept, toute une horde. Ils s’abattent sur les moutons, les crocs en avant, déchiquettent leurs proies, viscères et panses remplies d’herbe, s’arrachent la viande de la gueule, des squelettes tremblants dansent entre les chairs déchirées.

Dévoration.

Les loups dévorent les moutons. Ils les étripent. Ils fouillent les viscères.

Poumons, intestins, foie, rate, cœur.

 

La mort est rouge. Le sang est sur la laine blanche. Le sang est sur l’herbe verte. Traces de sang, stries, gouttes, jets de sang.

 

Quand la horde s’éloigne, arrivent les mouches. Nuages noirs au-dessus des cadavres.

Entre les moutons voilà soudain Yildiz. De sa tresse noire l’eau s’égoutte, encore mouillée d’avoir joué au ruisseau.

Mon père va me tuer! Mon père va me tuer! Et aussi :

Filiz ! Filiz !

Comme si je savais quoi faire. Derrière moi je sens : mon père. Je le vois dans le visage de Yildiz. Il escalade la colline en courant, lève ses mains usées et crie son désespoir :

Allah !

Sur le champ de bataille il y a le thé, le sucre, le sel pour les bêtes et aussi les vêtements pour l’année à venir.

Mon père appelle ses fils. Hüseyin et Mehmet accourent et se lamentent : Allah ! Puis ils jettent les cadavres dans les brouettes.

Les animaux morts retournent à l’étable en tressautant.

Yildiz a disparu.

Le reste de la famille est rassemblé dans l’étable et dépouille les bêtes.

Ma mère pleure la laine souillée de sang qu’elle ne pourra plus laver ni teindre.

 

Quand le ciel s’obscurcit, mon père cherche Yildiz. Menaçant, il fouille l’étable, il parcourt la prairie. Yildiz s’est dissimulée dans les buissons, comme un lièvre.

Quand mon père la trouve, elle s’enfuit, court à perdre haleine, traverse le pré, traverse la colline, dans la pénombre des champs, et grimpe se cacher dans un arbre.

Mon père lance des menaces vers les branches, il tente d’escalader, tombe, jure, tombe.

Il fait presque nuit quand mon père rentre à la maison, dans son lit. Ma mère y dort. Les yeux ouverts. Elle attend que la respiration de mon père devienne ample et tranquille, ensuite elle se risque jusqu’à l’arbre. Elle tend un peu de nourriture à Yildiz dans les branches :

Reste où tu es.

 

Depuis ma couche, je vois ma sœur entre les branches, dans le clair de lune.

 

Le lendemain il y a du mouton grillé.
Nous partageons notre viande avec les loups.

 

Quand mon père entre dans la maison, le silence entre avec lui. Nous nous levons, nos yeux se regardent et se mettent d’accord. Yildiz place une chaise derrière mon père, Fatma lui ôte la veste des épaules, je cours vers le fût dans la cuisine et tire de l’eau dans un bol, trois louchées. Fatma est accroupie devant mon père, elle a défait ses lacets. Elle tire le pied droit par le talon, je suis accroupie à côté d’elle et m’occupe du pied gauche. Le pied de mon père est humide et chaud, je le trempe dans l’eau fraîche et je lave la journée de sa plante de pied. Zehra me tend la serviette, je sèche le pied en le frottant et ma main le fait glisser dans la sandale.

 

Ma mère a fait un gâteau. Il y a du pain pide avec des haricots, du fromage et de l’ayran frais.

À table nous sommes assis en silence. Tels que nous veut mon père.

 

L’honneur est au-dessus de tout, dit mon père.

L’honneur descend du soleil.

L’honneur nous donne un sommeil tranquille. Nous l’avons dans notre souffle. Inspiration, expiration.

La nuit et pendant le jour.

L’honneur doit pousser dans nos champs.

Nous le mangeons, et les enfants le boivent au sein

de leur mère.

L’honneur est pour mon père ce qu’il y a de plus important.

Plus important que nous, enfants. Ou que ma mère.

L’honneur est au-dessus de tout, dit mon père.

L’honneur me passe par-dessus la tête.

 

Nous avons six jardins. Il y a des pommes de terre, des oignons, des concombres, des tomates, des haricots et des laitues, du maïs et du basilic, des melons, des pois chiches, des pommes, des poires, des abricots, des mûres, des prunes, du raisin.

Notre sol est rocailleux. Le jardin du voisin est plus grand et plus abondant que le nôtre.

Les fruits du voisin nous appartiennent, dit ma mère, c’est grand-père qui les a plantés.

Quand mon père était jeune, les voisins ont fait appel à un fonctionnaire de Kiği et ils ont déclaré que le jardin était leur propriété.

Mon père était assis à leur table et, sans une parole, d’un signe de tête, il donna son assentiment aux quatre fils du voisin.

Mon père n’avait pas de frère, c’est donc eux qui avaient la loi.

Le fonctionnaire mesura le terrain et établit un procès-verbal de ce qu’on lui dictait.

Ensuite, les voisins remplirent les verres et ils burent avec mon père au bon voisinage.

Quand les mûres sont rouges dans le jardin des voisins, nous les volons et récupérons notre bien, et le jus sucré nous coule sur le menton.

Tout ce que nous ne pouvons pas manger, nous le collectons dans des paniers et l’apportons à notre mère. Nous mettons l’été à sécher, nous le stockons dans la cave et le mangeons l’hiver.

 

Nous partageons le ruisseau avec les voisins. Pour nous, il coule neuf jours par mois. Les autres jours, les voisins le dirigent vers leurs champs et leurs jardins. Alors, nous sommes en attente du ruisseau.

Longtemps avant sa venue, j’entends le bruit de ses eaux.

Un matin, nous avions renversé le levier en bois et attendions. Le ruisseau n’est pas venu. Le vert du jardin s’écaillait. La bouche sèche, Hüseyin, Fatma et moi avons remonté son lit poussiéreux. Les voisins d’en haut avaient volé le ruisseau pour le détourner vers leur jardin. Leurs tomates étaient rouges comme un soleil couchant.

Quand nous avons raconté ça à notre mère, elle s’est transformée en furie. Toute haletante, elle a escaladé de son pas lourd les prés brunis, ses clameurs firent sortir la voisine de chez elle, les jurons roulaient jusqu’au fond de la vallée. Mon père sortit précipitamment de l’étable et accourut sauver son honneur. Derrière la colline, Aylin, la fille des voleurs, montra le bout de son nez, je lui fis signe, elle me fit signe en retour.

Quelques jours plus tard, ma mère et la voisine bavardaient dans notre cuisine comme si l’eau ne manquait plus. Les gens sont peu nombreux par chez nous.

© Jacqueline Chambon 2017

© Photo : Herbert Neuba

 

Quatrième de couverture > Des étoiles plein les yeux, l'innocente Filiz, treize ans, demande à l'arbre sacré de son village reculé de Turquie si le jeune Yunus deviendra son mari. La réponse ne tarde pas. Le mariage est un tourbillon. Il sera consommé dès la fin de la découpe du gâteau blanc meringue avec le rituel du drap taché du sang de la "petite vierge". Très vite, tout est noyé de bleu dans le quotidien de la jeune fille. Yunus s'emporte fréquemment contre son épouse, sous le toit de l'"araignée", la mare du garçon. Alternant silence dédaigneux et méchanceté tranchante, la belle-mère et le mari, fort de son droit d'époux, tissent une toile de terreur qui emprisonne Filiz, recluse dans sa condition de femme mariée. La sexualité conjugale est viol quotidien Les bijoux bleus ne tardent pas à recouvrir son corps, sur lequel, au gré des fractures, apparaissent bientôt des reliefs, fruits de la tyrannie exercée par Yunus. Et le ventre s'arrondit. Trois fois. Pour trois enfants issus d'un foyer à feu et à sang. Puis c'est l'exode vers l'Autriche. La rencontre avec la langue allemande, les jeans, l'apprentissage de la conduite, les femmes aux cheveux découverts et détachés. Une lueur d'espoir. Basé sur des faits réels, baigné de couleurs et de lumière, et d'une extraordinaire poésie, ce roman donne forme et voix à une violence comme ritualisée, trop souvent tue.

Katharina Winkler est née à Vienne en 1979 et vit aujourd'hui à Berlin. Elle a étudié la littérature allemande, le théâtre et la musique à l'université de Vienne. Les Bijoux bleus est son premier roman et a notamment reçu le prix Mara-Cassens en Allemagne.

Pages choisies par Annick Geille

Katharina Winkler, Les Bijoux bleus, traduction de Pierrick Steunou, Jacqueline Chambon, septembre 2017, 231 pages, 21 €

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