Chronique. Rudolf G. Binding : les chevaux, les femmes et la littérature


À mon avis, la chronique de Claude-Henry du Bord | 

Le nom de Binding n'est guère connu en France que d'une minorité : celle des cavaliers lettrés, de surcroît bibliophile puisque la première traduction due au Commandant Edouard Dupont date de 1948 et ne fut imprimée qu'à cent douze exemplaires. Depuis plus rien. Pour une autre raison sans doute. Binding, en effet, aristocrate conservateur, athée nietzschéen, s’est compromis dès 1933 en soutenant le régime nazi, certes sans zèle et dans l'espoir d'obtenir plus encore une reconnaissance dont il jouissait déjà. Et en France, celui qui ne dit pas fermement non, acquiesce et devient ipso facto infréquentable. Bien qu'il ne soit nullement antisémite, il compose avec le pouvoir en place. Sa maîtresse d'alors est juive, il ne l'épousera pas.

 

Son œuvre ne suit en rien l'esthétique nationale socialiste et demeure intimiste, délicate sinon feutrée, fille d'un idéal antique, gréco-latin et non affiliée aux obsessions pangermanistes qui gangrènent l'Allemagne. En somme, ce poète épris d'honneurs est un opportuniste qui ferme les yeux pourvu que cela l'aide à augmenter sa gloire.

 

Né à Bâle en 1867, sa famille s'installe en Allemagne trois ans plus tard ; il y mourra en 1938. Stoïcien pétri d'humanités, Binding n'eut que deux voire trois passions dans sa vie d'esthète : le cheval, les femmes et une éthique de gentleman. Cela peut remplir la vie d'un homme. C'est sur le dos de la plus noble conquête de l'homme qu'il "apprend la patience et le calme, la maîtrise de ses affects et l'expression ordonnée de sa volonté", écrit Alexandra Besson dans sa préface. Le droit l'ennuie, il sera officier de cavalerie dans un régiment de hussards. En 1907, il découvre sa vocation poétique lors d'un séjour de convalescence en Italie et en Grèce, se passionne pour l'œuvre lyrique de D'Annunzio qu'il entreprend de traduire.

 

Deux rencontres décisives vont alors décider de son orientation future : la première est une femme, Eva Cornstein qu'il rebaptise "joie" et qui sera le grand amour de sa vie, présent dans nombre de ses œuvres. Bien que marié à sa cousine Helene, l'idylle extra conjugale durera jusqu'en 1922, date à laquelle sa muse décide de le quitter. C'est pour elle qu'il rédige cet étonnant traité d'équitation qui n'a rien d'un traité, mais relève plutôt d'une poétique de l'art de monter. La seconde rencontre est un éblouissement (plus durable au fond que celui né de ses amours) : la découverte d'une statue d'Hermès sculptée par Praxitèle et qui sera à l'origine de son esthétique. Le culte de la forme parfaite, de la plénitude et de l'harmonie le convainc que le secret de l'absolue beauté n'est pas caché dans les tréfonds de l'intériorité, mais qu'il est manifeste sous l'espèce d'une œuvre incomparable ou proportion, mesure, équilibre démontrent que la forme se suffit à elle-même.

 

Texte étonnant que ce recueil titré "traité" et qui, sous la forme voulue parfaite d'une prose poétique, mêle "préceptes équestres, amour courtois et ivresse de la liberté pour professer une forme d'équitation sentimentale" (A. Besson) : "Le cheval est ce danseur que guide ta main, un danseur lancé dans l'infini." Admiré par des générations de cavaliers allemands jusqu'à aujourd'hui, le texte tente de s'approprier un idéal classiciste hégélien où le formalisme le plus austère se veut jubilation de la forme maîtrisée, gracieuse, déroulement tranquille d'une langue aussi précise que sensible, bien que privée de tout épanchement. L'auteur, ancré dans l'immanence, ne s'attache qu'au ballet des apparences et, dans l'esprit même de Nietzsche qui l'inspire, ne recherche que "l'esprit d'apesanteur" : "Celui qui flotte dans les airs est toujours en équilibre. Reste auprès de ton cheval comme l'oiseau demeure sur le dos des vents qui le portent. Voici le secret de l'oiseau, fais-le tien : celui qui flotte ne tombe pas." (p. 42)

 

Le petit recueil emporta un tel succès qu'il valut à son auteur une médaille d'argent aux jeux Olympiques d'Amsterdam en 1928... Heureuse époque (entre 1912 et 1948) où les disciplines artistiques étaient couronnées lors des olympiades : architecture, musique, peinture, sculpture, littérature. Nous avons aussi perdu cela ! À la lecture de ces pages, il est aisé de comprendre le pourquoi de cette adhésion populaire et de cette récompense.

 

Binding est un amoureux et sa passion se concentre sur la femme et le cheval devenus occasion d'une louange commune ; il aime les passions sans drame, sans larmes, menées avec autant de légèreté que d'élégance, une sentimentalité sans atermoiements, de telle sorte que son art d'aimer recouvre un art de monter pour mieux jouir de la nature. Ainsi, il chante à sa bien-aimée "l'amie qui donna et qui prit tout, qui libéra et qui enchaîna, qui exigea et qui reçut, qui initia et qui mit fin à tout" (dans L'offrande au bien-aimé) l'œil de son cheval : il "sera un lac tranquille, dans lequel des siècles de noblesse et de puissance se sont déversés. Il regardera autour de lui, calme et attentif, et percevra à son tour ta présence, tandis que tu seras restée à une certaine distance pour mieux l'observer." (p. 63) Ou encore : "Le souffle de l'univers glisse sur tes tempes, il est frais et coupant, et pourtant enjôleur. Le monde s'engouffre dans ton œil. Le paysage s'est réduit à deux disques énormes qui roulent à ta droite et à ta gauche. Tout ruisselle – vers ce qui coule pour l'éternité." (p. 93) Et enfin : "Que l'allure de ton cheval se déploie sous ton corps comme l'orbite d'une étoile. Dans ta main sensible, dans ton corps qui oscille, dans ton cœur qui s'envole, tu trouveras la courbe et la rectitude de la flèche lancée, l'alpha et l'oméga, tu trouveras l'incommensurable poésie du mouvement et de la force vivante. (...) Demeure comme une belle pensée qui poursuivrait le sillage d'une étoile. Mais seul le plus noble des sangs t'offrira tout ceci." (p. 94-95)

 

"Piégé dans sa posture de vieux gentleman que l'impolitesse et la brutalité déroutent" (A. Besson), Binding choisit de se protéger en écrivant, transforme ce qui eût pu être un manuel d'équitation ennuyeux à mourir en un chant d'amour et en leçon de vie et emprunte aux allures du cheval le calme de son pas, devenu prose paisible, et l'ivresse de son galop faite cadences effrénées. Éloge du respect, de la maîtrise, de la jubilation d'être, de la pesanteur abolie, de la rigueur sans violence, ce traité fascine tant par sa forme que par son dessein. La muse et sa monture y sont célébrées avec un commun amour : "Reviens-tu à une sérénité plus profonde ? La mélodie du pas t'enveloppe-t-elle plus avant ?"(p. 96) ; "Tout ce qu'elle faisait, tout ce qu'elle disait était spontané, instinctif et sans fard, comme tel ou tel phénomène naturel : une averse, un rayon de soleil, une source, un gouffre – et pourtant empreint de la même assurance, et de la même détermination mystérieuse que, par exemple, une averse, un rayon de soleil, une source. (...) ‘Nous nous aimons, mon ami’, dit-elle lentement et à voix basse, sans le moindre doute ou la moindre crainte de se tromper, et ‘cela va mal finir’."(L'offrande, p. 106-108)

 

Comment s'étonner alors qu'un texte si rare et si inclassable ait fini presque quatre-vingts ans après sa publication par être couronné par le prix Pégase 2015 pour la plus grande joie de ceux qui aiment également les chevaux, les femmes et la littérature – trois domaines où la liberté règne en maître !

 

Claude-Henry du Bord

Moins on me demande mon avis plus je le donne. Ainsi sont les écrivains !

 

Rudolf G. Binding, Traité d'équitation pour ma bien-aimée, traduit de l'allemand et présenté par Alexandra Besson, Éditions du Rocher, mai 2015, 144 pages, 14 €

1 commentaire

Très intéressant à lire en effet