Erri de Luca, Sur la trace de Nives : La montagne, objet de tous les rêves

« Notre monde repose sur les épaules de l’autre. Sur des enfants au travail, sur des plantations et des matières premières payées bon marché : des épaules d’inconnus portent notre poids, obèse de disproportions de richesses. Je l’ai vu. » C’est par ces mots que commence le nouveau récit d’Erri de Luca, magnifiquement traduit par Danièle Valin. On retrouve dans cette introduction les préoccupations de cet ex-activiste d’extrême gauche, qui n’a pas, comme tant d’autres, tourné le dos à son histoire et à ses rêves, ce regard distancié, un peu froid parfois sur ce que nous sommes, occidentaux repus et ignorants, incapables de regarder plus loin que nos petites préoccupations sordides. C’est sans doute ce regard qui pousse Erri de Luca à partir en montagne dans cette zone où les yeux se décillent, où l’air rare permet de voir loin, et de découvrir une des ultimes beautés de notre planète.

 

Erri de Luca aime la montagne. Dans ses divers récits, il glisse ici ou là ce goût solitaire pour les longues randonnées, les efforts physiques, la confrontation au monde minéral qui monte vers le ciel.

 

Il y exerce son autre goût solitaire pour l’étude calme et intime des textes bibliques. La pureté blanche, comme celle de la page blanche, permet à l’écrivain italien de poser un regard pacifié et clair sur ce monde d’en bas, grouillant et oublieux de sa finitude. Sur la trace de Nives nous le présente en compagnie d’une amie, Nives Meroi, alpiniste renommée, qui avec son époux, s’est lancée à la conquête des quatorze sommets les plus hauts de la planète. Sans aucun porteur, contrairement à tant d’apprentis alpinistes prétentieux, elle et son mari, redécouvrent et font redécouvrir, la beauté, la pureté, la puissance et le danger d’une montagne, objet de tous les rêves et de tous les fantasmes, dernière frontière des hommes et femmes de courage. Erri de Luca, ami du couple, les suit de temps en temps et se retrouve pendant quelques jours coincé avec Nives dans une tempête. L’occasion pour eux d’engager un dialogue magnifique sur la montagne, le rapport à l’autre, l’amour, le respect, la force et la fragilité.

 

Le dialogue se poursuit dans une nature dont la puissance apparente semble pouvoir à tout instant terrasser les alpinistes impudents. Ce que révèle ce dialogue, c’est le respect total de Nives, de son mari et d’Erri de Luca pour leur environnement. Ils en savent les dangers, les brusques colères et ce respect, cette connaissance, leur permet d’en percevoir réellement toute la magie. Coincés par la tempête, dans une tente offrant un abri si dérisoire, protégés par leurs couches de vêtements technologiques, les mains serrées autour d’un bol de neige fondue, ils devisent tranquillement et avec quelle poésie sur ce qu’est pour chacun l’alpinisme, les dangers qui guettent celui qui oublie combien la nature fait peu de cas de sa petite existence, les conditions météo, ce vent qui reprend enfin son visage éolien pour accompagner, décourager, effrayer l’homme qui vient l’affronter sur son territoire : « Maintenant, il reste le vent comme barrière entre les dieux et les hommes. Tu dis que tu lui tiens compagnie. C’est une intimité que je ne connais pas. À ces altitudes, je suis un intrus et je n’arrive à m’imaginer aucune familiarité. […] Tu es de cette espèce qui déplace les limites, élargis le territoire. Tu arrives à murmurer des comptines dans les tempêtes, à faire bouillir le thé, agrippée à l’armature de la tente pour la maintenir au sol. »

 

Ce qui est fascinant dans ce dialogue, c’est la place prise par Nives. On sait, et elle le dit elle-même, combien le monde de l’alpinisme est machiste, considérant les femmes comme des intruses qu’il faudra de toute façon finir par aller aider. Hors Erri de Luca offre à son ami, un territoire vierge pour dire ce qu’est la relation d’une femme à la montagne, et plus encore la relation d’une femme amoureuse à la montagne. Les pages sur l’amour qui lie Nives à son époux Romano, sont de toute beauté. L’amour, l’ammore napolitain, qui permet à deux êtres cette étrange, magnifique et si rare rencontre, basée sur le respect profond et mutuel, la conscience des silences comme autant de voix murmurantes. Liés et séparés dans leurs montées vers les plus hauts sommets du monde. Se retrouvant épuisés, mais heureux sous la tente, conscients de la proximité, malgré les couches successives préservant des intempéries, et capables encore d’entendre « l’ ammour » murmurer dans le silence.

 

Ce dialogue est d’une beauté à couper le souffle, fragile et délicat, puissant et intemporel. Deux êtres rares qui se rencontrent dans un espace encore préservé, pour parler et écouter, pour entendre et découvrir l’autre dans toute sa complexité, sa poésie. Le phrasé de ce dialogue est minéral dans la précision de son évocation des techniques d’ascension ; il est poétique dès qu’il parle de la relation de l’homme à son environnement, de sa place, de ses rêves. Conscients à tout moment de leur intrusion dans des lieux qui auraient dû rester territoires des dieux, ils parlent avec un profond respect et une infinie humilité de leur passion d’alpiniste et de leurs expériences en liaison avec cette passion. La haute montagne, l’ultime lieu où le visage de l’autre est enfin re-découvert : « Pour moi, un visage est une expression géographique. Il en existe des désertiques, des sismiques, des plats, des escarpés, venteux, marécageux. Tous ont un âge où ils sont justes. […] Aujourd’hui, on ne sait pas regarder les visages, dans la rue il est de règle de les éviter, de les parcourir en vitesse. […] Se trouver face à un visage ou devant un versant de montagne, distinguer les lignes, les répéter en dessinant ou en escaladant : ces mouvements témoignent d’une affection pour le monde, d’un désir de participer. Je l’apprécie chez les autres sans l’éprouver. Je suis quelqu’un qui écrit et qui pourtant se tient à l’écart. Cette intrusion sur ta trace finira écrite, loin d’ici. »

 

Adeline Bronner

 

Erri de Luca, Sur la trace de Nives, traduction Danièle Valin, Gallimard, septembre 2006, coll. Hors série, 131 pages, 13,90 € ; Folio, octobre 2008, 176 pages, 16,95 €

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