François Cérésa : « La petite madeleine de Proust dans le calbar de Céline »


François Cérésa a été maçon, menuisier, chauffeur de maître, critique gastronomique, cover-boy avant de devenir journaliste, écrivain, aujourd’hui rédac chef du mensuel Service littéraire. Comme lui, Lucky a été cover-boy. Un poil ringard, le vieux beau se prend pour un écrivain. Mode, restos, médias, people, éditeurs, il tombe dans tous les pièges, se fait avoir, s’en tire avec un bras d’honneur : « C’est le Bardamu de l’ourlet, le Fonfonse du revers, le Pantagruel du point de croix ! » Ca dépote, ça swingue, ça balance. Désabusé, le bonhomme ? Plutôt un utopiste, un résistant de la dernière heure, un Saint-Just. Et la jeune et jolie Ludivine risque bien de faire briller ses mirettes…

 

Est-ce sur un coup de colère que vous avez eu envie de raconter la dérive de Lucky ?

Non, c’est d’abord pour saluer un style qui ne se pratique plus aujourd’hui : le style rabelaisien. Il faut écrire à présent « cuisse de mouche » et « couilles au corps » pour plaire. Ce livre, moqueur avant tout, sorte de quintessence de l’excès, du mauvais goût, de la dérision, d’une société factice qui marche sur la tête et fait semblant d’avoir du respect alors qu’elle n’a du respect pour rien ni personne, rend hommage à Alphonse Boudard, qui était mon ami, puis à Rabelais, Villon, Vidocq, Céline, Simonin, Audiard, Dard. Bref, à tout ce qui n’existe plus.

 

Quel était votre projet ?

Raconter l’histoire d’un pauvre type qui se prend pour un écrivain parce qu’on le lui a fait croire. Forcément, Lucky, puceau dans le milieu de l’édition et de la pub, va de désillusion en désillusion, broyé par le système et les circonstances. C’est un ancien mannequin qui a écrit un livre sur la mode, qui a obtenu un petit succès, et qui va être précisément coulé par la mode, par l’audiovisuel et le cinéma, par tous les chacals qui gravitent autour de lui et qui sont sans foi ni loi. L’idée, pour lui, trouvée par Marie-Antoinette, son éditrice sodomite, et par Pierre-François, son Pygmalion onaniste, c’est d’écrire un livre qui serait l’histoire des misérables du XXIe siècle. Et ensuite de le porter à l’écran, grâce à un producteur réalisateur qui parle comme Johnny Hallyday vu par Laurent Gerra. Il est phagocyté par Pierre-François, un frustré modeux diplômé de Sciences-Po, un peu dans le journalisme, un peu dans la pub, qui parle bien, qui a une certaine culture, et qui est profondément cynique. C’est inspiré d’Un diable au paradis, le livre d’Henry Miller.

 

Qu’est-ce qui a rendu Lucky amer, « gougnafier, ronchon, réac, cynique, moqueur, sceptique, pessimiste, nostalgique »?

Lucky est tout simplement la victime de la lutte des Anciens et des Modernes, sauf qu’à notre époque, cette lutte, qui n’en est plus une, prend des proportions dantesques. Il n’y a qu’à voir : tout ce qui est moche, bas, à ras des pâquerettes, est l’objet de toutes les convoitises, de toutes les attentions, de toutes les sollicitations. Lucky ne peut pas être en phase avec ce phénomène qu’il connaît puisqu’il a fait partie du sérail en étant cover-boy, membre de la jet, de la night, de tout ce dont le loquedu est friand, dans les journaux ou à la télé.

 

Lucky a été coverboy. Sa compagne, de quinze ans de moins, incarne la dictature de la beauté, de la minceur. D’où vient cette rage, cette nausée contre la mode et la quête de «  l’éternelle beauté » ?

Lucky est un réactionnaire. Mais un réactionnaire au sens étymologique du terme. C’est tout simple : en chimie, lorsque vous mettez deux corps en présence, par exemple de l’oxygène et de l’hydrogène, il se passe quelque chose. Il y a une réaction. On obtient de l’eau. Je veux dire qu’il se passe forcément quelque chose. Contre ou pour. En thermodynamique, il y a le calcul de l’ordre : l’enthalpie, et le calcul du désordre : l’entropie. Les êtres, c’est pareil, même si la tendance actuelle privilégie celui qui ne réagit pas, ou alors « comme il faut », avec un caractère en gelée de veau massive. C’est un phénomène réactif et naturel. Dans la vie, Lucky est réactif. Si on lui donne un coup de pied au cul, il réagit. Or tous les jours, vous le savez, on reçoit des coups de pied au cul. On nous ment, on nous roule dans la farine, on aboule du col. Lucky n’aboule pas du col. Il peste, il râle, il réagit. Il ne laisse pas faire, il fait. C’est le Bardamu de l’ourlet, le Fonfonse du revers, le Pantagruel du point de croix !

 

Lucky en veut aux éditeurs. A votre avis, qu’est-ce qui cloche dans le monde de l’édition ?

Tout. On édite n’importe quoi, on plébiscite n’importe qui. La preuve, il y a un éditeur qui a édité « Merci qui ? » Merci qui, je vous le demande ! Bientôt, tout ça sera fini. On imagine une longue cohorte de loquedus qui se tourneront les uns vers les autres, et qui dans leur malheur consenti, car spectateurs et jamais acteurs, se demanderont encore qui il faut remercier.

 

Est-ce un roman sur l’âge, celui de la maturité ? « Le plus terrible, c’est de ne pas s’apercevoir qu’on vieillit. » La peur de la mort, de la vieillesse ?

C’est un roman sur tout, très ambitieux, un exercice de style qui ne sera compris que par les délicats, qui intronise et vilipende le temps qui passe et qui ne se rattrape jamais. C’est la petite madeleine de Proust dans le calbar de Céline. Un éloge sans frein de la vulgarité vue comme un raffinement. Le suprême raffinement !

 

Etes-vous nostalgique du bon vieux temps, « celui où on se privait, on faisait des efforts… ». Le constat d’échec d’une société de consommation, celui de la technique, dénoncé par Heidegger ?

Je ne suis pas nostalgique, je constate. Ce qui n’existe plus, ça, pardi oui, c’est bien le goût de l’effort ! Sauf quand c’est médiatisé. C’est incroyable le nombre de cons qui font de douloureux efforts pour être encore plus cons, surtout lorsqu’ils sont filmés ou interviewés ! Quant à cet éternel problème de la consommation, de la technique, je m’en fous. Puis qu’ils aiment ça, que tous ces chiens retournent à leurs vomis !

 

A travers Lucky, vous portez un regard satirique sur la société du spectacle, la télé, les animateurs, les people, les journalistes et les auteurs branchés et connectés aux réseaux sociaux, les mondanités… qu’est-ce qui pourrait palier à ce système ?

Plus rien ne pourra palier quoi que ce soit. Une société qui se bat la coulpe sans arrêt et qui en fait son fonds de commerce est une société foutue. La repentance qui se filme ! La vache !

 

On reconnaît pas mal de noms… Ne craignez-vous pas des attaques ?

Je m’en fous.

 

Trouvez-vous qu’aujourd’hui, on ne peut rien dire « sans être traité de réac » ? 

Un passif est politiquement correct, un actif est réactionnaire. C’est presque le mariage pour tous. On s’englue dans des écrans de fumée avec un système politique nazebroque où gauche et droite, affreux petits énarques incompétents, technocrates obséquieux et notables précieux, jouent aux quatre coins. Et nous, on regarde. Béats, un peu râleurs, un peu syndicalistes, un peu corporatistes. Mais blousés sur toute la ligne. Ce n’est pas beau ça ? Vive la Révolution ! Comme Mélenchon, j’attends le retour de Saint-Just et de Robespierre ! Vive la Nation, vive la République ! Et tous les communautaristes, quels qu’ils soient, à la guillotine !

 

Vos auteurs préférés morts ou vivants ?

Rabelais, Villon, Dumas, Stendhal, Simenon, Calet, Hardellet, Hyvernaud, Modiano.

 

Vous n’aimez pas Morand ?

Non. Le mec sec par excellence. Le nanti indifférent et privilégié. Son style jazzé, son cynisme me font chier. Qu’il repose en paix. Je n’ai pas de temps à perdre avec ses efforts d’éjaculation sénile. Je suis l’homme pressé.

 

Parlez-nous de l’aventure de Service littéraire ?

Cela a commencé il y a cinq ans, cela se poursuit, cela enregistre toujours quelques abonnés, cela remporte un joli succès d’estime, ça oui, mais vous le savez, les gens préfèrent lire des conneries sur la téléréalité et les « people » (quelle niaiserie cette mode qui consiste à parler le globish, moitié anglais, moitié français, comme Pierre-François qui phagocyte Lucky, qui dit parfois « pas de souçaille » pour « pas de souci » !) Service Littéraire , justement, avec son équipe hétéroclite, de gauche, de droite, de François Bott à Christian Millau, de Claude Cabanes à Eric Neuhoff, de Philippe Binger à Jean Tulard, de Jacqueline Demornex à Stéphanie des Horts, mais qui ne manie pas la langue de bois (ni celle de Shakespeare qui séduit tellement de couillons), se tape tous les cassoss et les bobos de la littérature. Tant que j’aurai un sou vaillant, tant que certains bienfaiteurs comme Olivier Bardolle m’accorderont leur confiance, je continuerai. Après, adieu Berthe ! Feuilles morte et soucis ! Fraises et mirabelles ! On n’en parlera plus !

 

Propos recueillis par Emmanuelle de Boysson

 

François Cérésa, Merci qui ?, Éditions Écriture, mars 2013, 362 pages, 18,95 €.

 

»Lire la critique de Jacques Aboucaya.

 

1 commentaire

Bravo ! Lisez Cérésa et Longue vie à Service Litéraire !