Le rire de Francis Bacon

Nul pouvait en douter mais il n'en demeure pas moins que les Conversations de Bacon constituent un ensemble majeur sur le peintre et son travail. En dix-neuf entretiens - publiés initialement dans la presse ou des catalogues et dont 3 étaient encore inédits en français - un corpus vient compléter le livre d'échanges du peintre avec David Sylvester. S'y retrouvent sa vie, ses goûts, son œuvre (qu'il refusait de revoir).

Bacon aimait à répéter qu'il était impossible de parler de la peinture. Pour autant sans forcément dire ce qu'il y avait "dedans" il en dessine par ses mots plus que des contours. D'autant qu'il est ici titillé ou poussé dans ses retranchements par divers types d'esprit. S'entretenir avec Jean Clair, Marguerite Duras, Andrew Forge par exemple déplace forcément chaque fois la focale de l'interview.

Peu à peu Bacon ouvre des voies ou reprécise par exemple combien chez lui la déformation est une information. Elle a valeur de "cadavre exquis", de rire, de ce rire qui emporte l'artiste lui-même dans les documents sonores et visuels que l'on connaît. Ce rire secoue les toiles, mord le monde, permet de supporter au regard les situations limites que le peintre propose. Il entraîne par spasmes le mouvement des formes et des couleurs. Celles-ci ouvrent l'irreprésentable, l'inassumable et l’inassimilable du mal dont l'existence est faite au moment même où le créateur dénonce l’ambiguïté des images "de marque" qu'il détourne de leur version sociale.

Il existe toujours chez Bacon de la douleur mais une douleur métamorphosée par la "force" d'un rire qui aurait pu le porter vers la simple caricature : beaucoup de dessinateurs d'ailleurs l'ont compris. N'ayant pas son génie ils ont su profiter des trucs et des voies qu’il a ouvert au graphisme et aux glissements de couleurs (semblables à des glissements de terrain) pour faire parfois des carrières plus qu’honorables des deux côtés de l'Atlantique.

Bacon quant à lui aura toujours refusé ces facilités d’images qui médusent directement. Son travail de repli est forgé par son regard impitoyable, ce regard de carnassier. Une telle œuvre permet à l'homme de croiser les regards mortels de Méduse sans périr et pour mieux affronter la vie. De la sorte Bacon le riant désespéré a toujours su redonner espoirs à ceux qui en manquaient, à ceux qui ont osé regarder ses œuvres pour, et  par delà le malaise premier, voir ce qui se cachait et ce qui se cache encore derrière.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

Francis Bacon, Conversation", entretiens 1964-1992, préface de Yannick Haenel, photographies originales de Marc Trivier, L'Atelier contemporain, Strasbourg, février 2019, 208 p., 20 euros

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