Frédéric Armand: du bourreau à l’exécuteur des hautes œuvres

Associée à des attributs et des usages qui ne furent jamais les siens, la figure stéréotypée jusqu’aux limites de la caricature du bourreau méritait bien un portrait réajusté à sa mesure et, de grâce, débarrassé de toute apocryphe cagoule. Frédéric Armand, médiéviste patenté, nous propose de parcourir la galerie de ces officiants, tenus en fort piètre estime par l’ensemble de la population, fuis comme la peste, parias dont le continu voisinage avec le crime et la mort n’inspire que répulsion physique et morale. Les voici donc tous rassemblés, et prêts à décoller à coup d’épée, à sauter sur les épaules des pendus, à rouer vif, à ébouillanter ou à caresser les flancs de la Veuve. Pour notre plus grand frisson.

 

Frédéric Armand explique bien comment émergea cette ingrate fonction, au Moyen Âge, alors que la mort n’était plus infligée par n’importe quel magistrat, voire, comme selon les préceptes antiques, par un simple citoyen autorisé à appliquer la loi du talion au criminel – par exemple le père de la victime. C’est au XIIIe siècle que « [l’] évolution des mentalités conduit à considérer comme répugnantes à la fois l’exécution des criminels et leur fréquentation ». En effet, alors que la justice devient de plus en plus perméable aux principes religieux de la confession ou de l’aveu, s’impose la nécessite de confier systématiquement au même personnage la tâche infamante d’ôter la vie aux pires des pécheurs. Indirectement, l’ordonnance de Charles VII en 1454 qui interdit aux juges d’exécuter les sentences rendues crée la fonction officielle de bourreau.

 

Un statut qui n’a rien d’honorifique, même s’il est assorti de quelques prébendes financières, tels le « havage », autorisant le libre prélèvement de denrées sur les marchés, ou encore le commerce auprès des apothicaires et autres chirurgiens de substances tirées des corps suppliciés. Il suffira de lire les pages sur les difficultés qu’éprouve le moindre trancheur de cou à se dégotter une épouse pour comprendre l’existence de dynasties de bourreaux : le métier se transmet généralement de père en fils, non comme un legs, mais comme une tare, et il en va ainsi pendant des générations, de Sanson en Sanson, de Deibler en Deibler…

 

La recherche de Frédéric Armand regorge d’une somme considérable d’anecdotes, tragiques ou risibles, toujours étonnantes. Mais l’émotion surgit principalement de la mise en scène de l’effroyable spectacle ou du comportement adopté par le « patient » (ainsi qualifie-t-on le condamné dès qu’il entre dans les mains de son exécutant). Un dernier mot lancé en pâture à la foule, un cri de révolte, un anathème, une attitude avant la fatale bascule, et c’est la postérité qui s’enrichit d’un moment d’éternité. Comme Lacenaire, arrivant face à l’échafaud un lundi et lâchant : « Voilà une semaine qui commence mal. » Comme quand en 1664, un jeune homme à portée de gibet refusa d’avoir la vie sauve, comme le voulait la coutume, s’il venait à être demandé in extremis en mariage par une jeune fille. Dans la foule, une prétendante apostrophe notre célibataire endurci. « La corde au cou, [il] la fixe un moment ; puis frappant sur l’épaule du bourreau, il lui dit : Compère mon ami ! Allons seulement notre petit train ; elle est borgne. »

 

Le bourreau n’est, en somme, réellement considéré que quand il doit abaisser sa lame plus de dix fois pour décoller un chef ou que son bûcher ne prend pas ; ses erreurs ou ses maladresses peuvent mécontenter la foule au point que ce soit lui qu’on lynche au final ! Sinon, que l’exécution soit pittoresque ou non, le bourreau apparaît comme un être effacé, muet, stoïque, et surtout se refusant à éprouver quoi que ce soit envers celui qu’il envoie ad patres. Même s’il est monarchiste et qu’il s’agit de raser une dernière fois Louis XVI. Il se fait littéralement machine, obéissant docilement aux ordres de sa patronne aux yeux bandés. Le taciturne Desfourneaux, qui eut à son palmarès des espions allemands en 1940, des dizaines de résistants sous Pétain puis le collaborationniste Docteur Petiot, sera sans doute le parangon de ces bêtes humaines à sang froid. Inconsolable depuis la perte de son fils, « il se rend seul aux exécutions, laissant le soin à ses subalternes de monter la guillotine. Il se contente d’actionner le mécanisme, sans un mot, indifférent, et s’en retourne chez lui aussitôt le dernier geste accompli ».

 

Le XIXe siècle, durant lequel la peine de mort sera remise en question, marque le déclin de celui que l’on doit appeler « l’exécuteur des hautes œuvres », sous peine de se voir infliger une lourde amende pour insulte. Mais cette perte d’aura est davantage imputable à la démocratisation globale de la société. On déplore que Frédéric Armand n’ait pas cité la notice que Félix Pyat consacra au bourreau dans l’inépuisable Les Français peints par eux-mêmes. À travers un texte aux accents pamphlétaires contre la peine de mort et qu’on ne cesserait de citer tant il est magistralement rédigé, Pyat dépeignait ce qui faisait la différence entre les bourreaux de l’Antiquité et de l’Ancien Régime, et ceux de 1840 : « L’exécuteur est aujourd’hui […] un citoyen ressemblant aux autres, ayant la mine électorale de la tête aux pieds. Ce n’est plus l’être exceptionnel, isolé, séparé de tous par son costume, son titre et son état ; c’est un fonctionnaire public, qui tient à la société, qui a sa place dans la hiérarchie judiciaire, qui boit, mange, digère, dort et porte un habit noir comme le procureur du roi. » Bien avant 1981 donc, le suprême officiant était déjà persona non grata de la modernité, et déjà sorti de l’Histoire.

 

Mis à part le véniel oubli de Pyat, il n’y a rien à reprocher à l’impeccable travail de Frédéric Armand, qui permet à chaque page de vérifier la pertinence de l’adage, à la moralité quelque peu narquoise, formulé par Ernst Jünger : « La pitié du bourreau consiste à frapper d’un coup sûr. »

 

Frédéric Saenen

 

Frédéric Armand, Les Bourreaux en France. Du Moyen Âge à l’abolition de la peine de mort, Perrin, septembre 2012, 330 pages, 23 €

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