Gabriel Garcia Marquez : une perspective

Invité comme conférencier au cabri littéraire 2014 de la Fondation Mémoire, une association culturelle francophone basée à New York, l’écrivain haïtien Jean-Robert Léonidas a partagé ses points de vue sur le génial Gabriel Garcia Marquez (GGM) et sur son roman culte Cent ans de solitude.
En résumé les grands points de sa présentation.

J’ai lu Cent ans de solitude. Et le livre m’a ébloui. Et Marquez m’a marqué.  Marquez est un ogre. Comme tout bon romancier, il est un déicide. Il a tenté un coup d’État au gouvernement de Dieu, à la dictature du diable. Les héros du roman créent leur propre monde, fondent un village. Gabo, comme on se plait à l’appeler depuis qu’il est devenu à tu et à toi avec tout le monde,  a inventé sa propre cosmogonie. Il s’est inspiré de la réalité sociohistorique de son pays qui est la Colombie de l’Amérique du Sud. Il en a certainement rajouté pour combler le vide magique. Comme l’a fait remarquer le critique Dan Burcea dans une interview qui lui a été accordée : Lorsque la mémoire s’affaiblit et que les faits manquent de substance, alors les demi-vérités émergent avec éclat et poésie pour rajeunir l’existence, pour renforcer les jarrets qui font marcher le monde. La nature littéraire ne tolère point le vide. Quand l’histoire fout le camp, le mythe prend la relève. (À chacun son big-bang, Zellige).

Et ce n’est pas Paul Claudel qui démentira, ayant précédé tout cela de plusieurs années: L’invention picturale ou la fantasmagorie permet de supporter le réel désolé en ajoutant des compensations magiques. C’est une façon d’introduire le réalisme merveilleux, caractéristique de la littérature marquézienne, et qui se retrouve au cœur de Cent ans de solitude, le roman marquant de sa vie littéraire. 

La notion n’est pas une création neuve, bien au contraire. On connait le Deus ex machina de l’antiquité, on peut faire allusion à l’Antigone de Sophocle où les forces supraterrestres se mêlent de la partie, on pense également aux merveilleux chrétien et païen de la littérature médiévale… Mais avec  Gabriel Gracia Marquez, il y a du sui generis. La réalité et le surnaturel s’entrelacent en un tissu unique exorcisé des émotions normales qui pimentent la vie des hommes. La survenue du merveilleux, paradoxalement, ne provoque guère de trouble ni de débalancement. En plein dans le roman, un filet de sang fait son numéro comme si de rien n’était, contrairement à ce que l’on assiste dans un film d’horreur qui normalement vous fait venir des sueurs froides dans le dos. Du réalisme merveilleux à la Marquez,  bien sûr, mais aussi une manière de prosopopée inhabituelle qui, sans le personnifier en fait, accorde carrément une vie active à un objet inanimé.

En traversant les grands courants de ce roman fleuve, on ne peut ne pas rencontrer les grandes idées ou les grands thèmes qui jalonnent la littérature universelle, et ne pas admettre avec le grand poète mexicain Octavio Paz que Gabriel Garcia Marquez est le contemporain de tous les hommes, le contemporain de tous les écrivains de A à Z, d’Aristophane à Zola.

La grève du sexe

Considérons par exemple la grève du sexe retrouvée  dans la Lysistrata d’Aristophane quelques siècles avant notre ère. Athènes et Sparte en viennent aux mains.  La belle Lysistrata  réussit à convaincre les femmes des cités grecques de ne plus offrir les plaisirs du lit à leurs hommes jusqu’à ce qu’ils changent d’idée et renoncent à la guerre. Dans Cent ans de solitude, on retrouve un paragraphe clé qui décrit une situation où le personnage Ursula fait une demande  similaire aux femmes du village de Macondo. Ursula dressa toutes les femmes du village contre les velléités de leurs maris... Convenez avec moi qu’on est en plein dans la grève du sexe. L’Ursula de Marquez fait bien sûr penser à la Lysistrata d’Aristophane, cette célèbre comédie du 5e siècle avant notre ère.

Sur l’amour

Deux officiers s’affrontent dans une guerre civile. Le fils de l’un veut épouser la fille de l’autre. Quelle situation difficile ! L’amour est une peste, s’exclame le père du garçon. Comme dans Le lion amoureux de La Fontaine  qui  s’est laissé rogner les griffes et limer les dents par amour, l’officier dépité pourrait s’exclamer avec le fabuliste : Amour, amour, quand tu nous tiens on peut bien dire Adieu prudence.

Clin d’œil à la peinture, à la sculpture

Quelque part, il y a un clin d’œil évident à Fernando Botero,  le fameux plasticien originaire de la Colombie comme Gabriel Garcia Marquez d’ailleurs.  Le superlatif descriptif, pictural, sculptural retrouvé dans le texte rappelle la belle boursoufflure qui caractérise les œuvres de Botero. Sans ironie, Gabo décrit une énorme femme qui a besoin de quatre indiens pour la transporter ou un homme qui au déjeuner se met à manger des bananes l’une après l’autre et en engloutit deux régimes mine de rien.

Il a le cœur à gauche

Les positions politiques et les allusions sociales des personnages qu’il aime vont à l’encontre des idées reçues.   C’est touchant, pour moi en tout cas,  la façon méliorative dont, dans le roman,  il a présenté les quartiers noirs et tranquilles qui avoisinent la mer des Antilles.  Gabo avait adressé des reproches à son ami Mario Vargas Llosa dont on dit qu’il a viré sa cuti quant à ses positions idéologiques antérieures… J’avais relevé des ressemblances entre Llosa et Depestre dans un article du NouvelObs :Mario Vargas Llosa et René Depestre, d’étranges similitudes. Deux écrivains à succès. Deux hommes de gauche qui ont renoncé à leur credo. Deux rapports consanguins entre un jeune homme et une tante… Gabriel Garcia Marquez est allé plus loin. Il a exploité à fond le thème de l’inceste et cette proximité consanguine culmine dans des aberrations génétiques, l’arrivée d’un monstre, un enfant portant une queue…

Un peu d’anticipation

À un certain moment, il a fait presque un coup à la Jules Verne : La science a supprimé les distances... D’ici peu, l’homme pourra voir ce qui se passe en n’importe quel endroit de la terre, sans même bouger de chez lui. Avec les images répétitives, la technique de l’accumulation, on a le sentiment de ruminer un refrain hugolien : – Après la plaine blanche, une autre plaine blanche…  – Il marcha trente jours, il marcha trente nuits. Lisons ensemble cette phrase : On est de nulle part tant qu’on n’a pas un mort dessous la terre.  Si je comprends bien, notre essence sera dictée par notre existence, nous ne serons que lorsque nous aurons été. Est-ce un clin d’œil furtif à Jean-Paul Sartre et à l’existentialisme ? On pourrait pousser plus avant l’aventure et montrer que dans Gabo, il y a de l’Homère, du Cervantès, du Rabelais. Mais la structure musicale du roman m’interpelle.

La structure musicale du roman

Cent ans de solitude est un roman bâti comme une grande pièce symphonique. Avec plusieurs mouvements.  Voyez comment prend naissance le premier mouvement : Bien des années plus tard…  Puis vient le 2e mouvement, le troisième, etc. Et les mots du début reviennent  de temps à autre  comme un leitmotiv.  Il y a donc des reprises et des retours. Des commencements et des recommencements. Des retours cycliques. Des générations qui passent, qui vieillissent. Des personnages qui perdurent en arrière plan. Des noms qui reviennent. Des évènements qui apparaissent et qui refont leur apparition avec leur lot de bonheur et surtout de malheur, hantés par le spectre permanent de la solitude. Parlant de solitude,  je vous garantis que si vous faites une analyse du contenu du texte, vous tomberez des nues à retrouver le nombre de fois qu’est revenu le mot "solitude", de telle sorte que le texte mérite son titre. 
Il ne faut pas oublier dans tout cela la guerre et le sexe dans tout leur état… La guerre, comme une sorte de contrepoids  à la musique, elle est tellement présente que l’auteur vous fait sentir le malaise des va-t-en-guerre dans les moments de paix. Notons que ce thème a été récemment exploité dans le roman de Sorj Chalandon intitulé Le 4e mur… et qui fait penser à l’Antigone de Sophocle, la version de Jean Anouilh, ou celle de Bertolt Brecht.

Conclusion

Parler de Gabriel Garcia Marquez, mentionner Cent ans de solitude, c’est parler de la littérature en général, celle de tous les temps et de tous les milieux. Depuis la Lysistrata d’Aristophane, en passant par Homère, Cervantès, Rabelais, Hugo, Sartre, pour arriver jusqu’aux écrivains hispano-américains Alejo Carpentier, Asturias, etc… et nos propres écrivains haïtiens  qui à leur façon ont exploité le thème du réalisme merveilleux. D’ailleurs le romancier haïtien  Jacques Stephen Alexis  a planché sur le sujet à Paris en 1956 lors du premier congrès des écrivains et artistes noirs dans un texte bien connu : Prolégomènes à un Manifeste du Réalisme Merveilleux des Haïtiens… Tout bon romancier à mon sens est un tacticien de la plume, un manœuvrier de la pensée. Gabo en ce sens est une icône.
J’aimerais prendre le risque d’avancer ce qui suit : Si vous avez lu Gabriel Garcia Marquez, presque aucun procédé, aucun subterfuge littéraire ne peut vous être désormais totalement étranger.

 

Jean-Robert Léonidas

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