Orlov la nuit, ou la matrice de papier

Ni pilule bleue ou rouge, comme dans le film des frères Wachowski (je ne sais plus s’il faut dire les frères, les sœurs, les trans…) mais une forêt de mots derrière lesquels se cacher pour échapper aux turpitudes du réel, surtout quand un tueur à gages vous cherche. Ainsi, Faustine se cache-t-elle dans son studio du septième arrondissement, envahi par les livres, au point de finir par disparaître un beau jour avec son amant italien… Un commissaire désabusé, trop enclin à la consommation d’alcool mais lucide sur les possibilités offertes par la méditation, découvre que Faustine Cornette de Saint Cyr a bien œuvré dans la quête des mots retirés des pages pour créer des espaces de liberté. Se peut-il que sa Faustine se soit enfuie ainsi ?
A moins que les deux ne fassent qu’une ?

D’ailleurs, se demande-t-il, y a-t-il une vie après la mort ou passe-t-on tout simplement dans une autre dimension ? Celle des fantômes, des lieux oubliés, des mondes impossibles tapis entre une couverture de papier, au gré des mots qui sont la musique de l’existence ? Cette unique présence que l’on poursuit ainsi, par la magie des yeux d’un lecteur attentif ou d’un sorcier qui ne voit que les mots importants ; voire d’un parasite qui grignotent le papier sans jamais toucher aux lettres imprimées…
C’est tout le moins la thèse d’un philosophe russe un peu fou, Nikolaï Orlov, qui voit dans le lépisme un animal salutaire, s’opposant ainsi à Gérard Genette qui voit la littérature comme un palimpseste.

Car pour Orlov, les lecteurs sont les réfugiés d’une apocalypse industrielle et écologique, car tout le réel occidental est foutu depuis l’invention de la vapeur et de l’électricité, nous sommes abrutis par la technologie, noyés dans le monétaire et ne demeure plus, donc, que les livres pour nous sauver… Sentiment qui n’est pas dénué de sens dès lors que l’on observe attentivement le déroulé du monde actuel. Un tant soit peu d’à-propos nous démontre combien nous tendons vers la fin à une vitesse accélérée sans même nous en rendre compte. Ainsi nous vivons dans un monde spirituellement vide, notre réalité, même augmentée, virtuelle ou digitale, n’offre qu’une vue panoramique sur le vide immaculé du réel ; or, selon Orlov, le réel est une chose aussi neutre et blanche qu’une feuille A4 de grammage maigre.

De Bergson à Edgar Faure, les théories s’affrontent dans le questionnement de la place et du rôle du O en tant que territoire car le sens du merveilleux serait inhérent à la nature humaine. Arthur Larrue s’amusant à parsemer son roman de notes de bas de page (réelles ou fantaisistes ?) pour continuer à jouer avec le lecteur qu’il prend parfois à témoin au cours de son récit. Comme si les gens pouvaient se comporter comme les yeux dans les mots

L’Homme ne serait alors libre qu’en lisant ? Certainement, puisque la lecture est assise, il s’agirait même de la seule révolution qui dispose d’un trône permanent… Quoique, s’il écrit, il s’échappe tout aussi bien de ce réel mortifère et plus encore puisqu’il commande vers où il veut aller, ne subit en rien les désirs de l’auteur. L’auteur c’est moi ! Ecrire revenant sinon à mourir, du moins à s’abstenir de vivre. Vivre revenant à refuser d’écrire, à être à ce point lancé dans l’action comme dans une vague d’au moins trois mètres.
Vivre, la belle affaire, vivre pour faire, s’agiter, consommer, dépendre du système ; alors que vivre serait tout aussi agréable autrement, dans la pensée des mots, dans la musique des phrases, et ainsi, tel que le rêva Dracula, l’éternité serait pour nous dès lors que les mots témoignent pour nous puisque la réelle éternité n’est pas dans ce corps poussé à ses limites mais bien dans l’encre couchée sur le papier qui rappelle que vous existez ; alors nous survivons, mais seulement une fois inscrits, notés, gravés…
Tombeau de papier, un livre sera toujours mieux que tout.

François Xavier

Arthur Larrue, Orlov la nuit, Gallimard, avril 2019, 256p. – 19,50 €
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