G. Didi-Huberman et l'éloge de la caresse

Souvenons-nous des notions évoquées par Duchamp, celui qu’on a trop réduit  au créateur du ready-made mais qui reste un peintre et sculpteur. Et pas n’importe lequel. Souvenons-nous aussi de  l’infra mince, de ses hauts reliefs et bas fonds qui sont autant un élevage de poussière  que l’œil mais aussi la main doit caresser.
Mais la caresse aussi requiert un apprend- tissage : elle passe, touche mais parfois frôle à peine, survole. Mais elle peut palper et pétrir même si les gardiens de musée et la plupart des galeristes l’interdisent. Pour Didi-Huberman, lorsque la peinture et les sculptures deviennent empreintes, la main doit même s’y enfoncer comme dans la nuit des temps pour venir rejoindre les innombrables empreintes de mains de la préhistoire cavernicole qui n’ont jamais révélé leur sens et leur secret.
Mais le philosophe rappelle ainsi ce qu’il en est d’une surface et à l’inverse il ne pourrait faire sienne la phrase de Bram van Velde : ce que j’aime dans la peinture c’est que c’est plat .
Didi-Huberman aime les surfaces courbes, aime les peintures et les empreintes où le geste demeure visible comme s’il appelait un geste en retour dans une sorte de liturgie paradoxale d’une contemplation qui n’est plus seulement visuelle mais tactile. Il en appelle à l’absence de frontière entre le lieu sacré (l’œuvre) et le lieu vernaculaire du spectateur. Il ne s’agit plus seulement de suivre des traces du regard mais d’emprunter et d’empreinter les pas du créateur – ce que à sa manière un Boltanski  ou une Sophie Calle ont repris dans certaines de leurs stratégies. Mais, avant eux, c’est bien à Duchamp qu’il revient de remonter (lui qui s’était inspiré des masques funéraires de Mycènes datant du XVIe siècles avant notre ère chrétienne). Duchamp est le premier dans l’art moderne à revenir à des formes incertaines, des contre forme qu’il baptise plâtres galvanisés (comme sa Feuille de vigne de 1950). Reprenant alors une idée de André Pieyre de Mandiargues dans sa fascination pour les conques il suggère alors des sexes féminins plus ou moins voilé que le spectateur peut corriger en mettant le doigt dessus ou dedans.
C’est à ce titre que la peinture et la sculpture redeviennent à la fois des bijoux indiscrets et des bijoux ravis qui auraient fait rêver (même philosophiquement) DAF de Sade. Pour Didi-Huberman une œuvre d’art n’a d’intérêt que si elle se prête au toucher pour devenir variable à l’infini non dans sa mollesse mais dans sa dureté même qui dont l’éternité à un langage que l’on peut lire aussi à la manière d’un braille. L’œuvre d’art offre ainsi ce que l’auteur nome un érotisme impersonnel, un désir sans doute un peu apathique mais pertinent dans la recherche d’une jouissance flegmatique et sèche. Comme toujours l’auteur de La ressemblance par contact brouille les idées reçues. Il montre le jeu qu’entretient l’empreinte et la matrice.
Les deux sont à la fois pouvoir et réceptacle. Il rappelle enfin que tout compte fait l’empreinte est l’expérience la plus commune, celle que nous pratiquons tous les jours sans même y prendre garde. Combien de fois dans une journée ne palpons-nous pas face ou profil moulé sur nos pièces de monnaie ? C’est là une maîtrise disséminée de l’art, une survivance esthétique qui remonte à un temps ou l’argent avait toute sa valeur palpable sonnante et trébuchante d’échange.
Ajoutons que les créateurs du temps ne s’y trompent pas. Au moment où l’argent devient magnétique, il existe déjà des créateurs qui inventent des cartes à puce non dénuées de valeur artistique. Cela existe aussi déjà dans certains hôtels de luxe où des peintres sont sollicités pour créer des cartes-clés magnétiques. Rien de neuf sous le soleil. L’empreinte qui fut jadis un masque funéraire et une forme de deuil retrouve au XXIe siècle  une autre proximité et peut venir jouer une nouvelle fois des parties du ping-pong entre le semblable et le dissemblable, entre la critique et l’acceptation, l’exigence et l’expérience. Ainsi la main s’enfonce toujours dans l’empreinte, reste à savoir, comme aux époques rupestres, ce que ça cache.

Jean-Paul Gavard-Perret

Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact, Minuit, mars 2021, 382 p.-, 30€

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