Claude Hagège feuillette son "Dictionnaire amoureux des langues"

« Ah ! Vous êtes linguiste ! Vous devez en connaître, des langues ! Allons, dites-le-nous, combien en parlez-vous, à peu près ? » On m’a souvent posé cette question. J’ai parfois été tenté de répondre, comme faisait le bon A. G. Haudricourt (qui fut, pour un ouvrage, le collaborateur d’Hagège) que j’étais botaniste, et non jardinier… Je ne l’ai jamais fait. Et j’ai toujours commencé par dire – au risque assumé de décevoir… – que je pratiquais assez peu de langues : le latin et le grec ancien – trace d’une formation classique qui a été aussi celle d’Hagège –, l’allemand, les langues romanes, quoique de façon inégale, ce qu’il faut d’anglais, des bribes de russe. C’est tout. Rien donc, en dehors de ces quelques langues indo-européennes, sinon le peu de formules qui s’imposent quand on passe au Maroc, en Turquie ou en Finlande. Ce qui ne m’empêche pas, naturellement – c’est mon métier de linguiste – de lire, avec profit (enfin, je l’espère…) des articles ou des livres sur n’importe quelle langue. Et, pourquoi pas ? d’écrire sur l’une ou l’autre, sans susciter le scandale.

C’est qu’il n’est pas indispensable d’être polyglotte pour être linguiste – pas plus, je le signale, qu’il n’est indispensable d’être linguiste pour être polyglotte. Je sais, de façon certaine, que beaucoup de linguistes de ma génération sont dans un cas voisin du mien. Les plus jeunes, parfois, ont un contact avec un plus grand nombre de langues vivantes, mais ont plus rarement une connaissance approfondie du latin et du grec, sans parler de l’ancien français.

Pour Claude Hagège, les choses sont différentes. Il est linguiste et polyglotte. Il ne consent jamais à préciser le nombre de langues qu’il pratique. Je gage qu’il doit frôler, peut-être atteindre, voire dépasser, la cinquantaine. Je l’ai entendu, çà et là, s’exprimer avec la plus grande aisance dans les « grandes » langues européennes. Il a consacré un très beau livre au problème des prépositions en chinois. Les langues du Cameroun, notamment trois d’entre elles, ont été l’objet de ses premiers travaux. Je sais, par des témoins directs, qu’il est en mesure de faire un exposé en coréen (langue qui fait l’objet de remarques passionnantes, sur le oui et le non, à l’article négations) et en guarani, langue à laquelle il consacre un bel article. Sans viser une énumération exhaustive, j’ajoute tout de même, selon son propre aveu – rare, car, à sa façon, Hagège est modeste – l’hébreu, le hongrois, l’arabe, le malais, le hindi et le japonais…

Il fallait cette double qualité de linguiste et de polyglotte pour entreprendre ce Dictionnaire amoureux des langues. L’amour d’Hagège pour les langues, on le ressent à tout moment, quand on feuillette son très beau livre. Qui mérite pleinement son titre, à la différence de certains autres volumes de la collection. Je ne citerai personne, pour ne vexer personne, mais on sent, chez certains auteurs, qu’il se sont un peu forcés pour paraître amoureux de leur sujet. Hagège, non. L’amour ? Que dis-je ? C’est souvent la passion qui s’exprime, par exemple dans l’article « Danger (langues en – ) », où Hagège traite, avec lucidité, des menaces qui, à terme, pèsent sur le français. Je partage ses inquiétudes, je les ai déjà, je crois, exprimées dans BOOJUM , et j’attends, avec la même impatience que lui, d’être en mesure, dans 50 ans, de mesurer, lors d’une nouvelle édition du Dictionnaire, l’étendue des dégâts ou, sait-on jamais ? des progrès.

Choisir des articles ? La tâche est malaisée.  Un peu au hasard, je signale les « Mots français ». Il s’agit de ces innombrables mots qui sont sortis de l’usage, pour des raisons diverses, très clairement envisagées par l’auteur. Il a eu l’idée d’aller exhumer quelques dizaines de ces mots disparus dans les gloses de Rachi, rabbin-vigneron, oui, de Troyes, au XIIe siècle. Et il insiste sur le tabou, qui, à des degrés divers, joue dans toutes les langues pour en faire disparaître certains mots. Freud, en son temps, s’était déjà penché sur ce problème, dans Totem et tabou. L’article « Jérusalem et Pékin », qui se trouve repris et développé, sous une autre forme, dans la collection « À voix haute » de Gallimard, met en place une confrontation très excitante, parce que peu attendue, entre l’hébreu et le chinois, « qui ont en commun de s’appeler de ce même nom depuis des temps vertigineux ». Les langues qui donnent lieu à une brève monographie sont particulièrement bien choisies pour afficher ce qu’il y a à la fois de singulièrement différent et de profondément commun entre les solutions données par les hommes aux mêmes problèmes de conceptualisation et d’expression. Outre le guarani, on lira ainsi une approche très séduisante des langues du Caucase, des créoles, de l’inuit, de l’islandais, du peul, du quetchua, du romani, du same, du tagalog et du vietnamien.

Dans le long fleuve pas toujours tranquille qu’est ce gros Dictionnaire, il est inévitable que j’aie repéré de loin en loin quelques objets flottants qui, à tort ou à raison, m’ont semblé bizarres. Les remarques d’Hagège sur l’orthographe du français sont parfaitement informées. Mais l’antipathie de l’auteur pour une réforme s’appuie parfois sur des arguments contestables. Je m’étonne un peu que le breton (bel exemple de langue en danger) ne soit guère allégué, rapidement, que dans l’article concernant le… francique. Et que le gaulois (bel exemple de langue morte) ne le soit que de façon éparse, çà et là dans divers articles. La bibliographie est abondante, mais elle s’ouvre surtout sur des travaux documentaires. La plupart des grands linguistes du passé, ancien et récent, et du présent en sont absents. On ne trouve trace ni de Benveniste, ni de Hjelmslev, ni de Jakobson, ni de Martinet. Ni de quelques grands contemporains. Seuls échappent au désastre Chomsky, pour les seuls Aspects…, et, pour le seul Cours de linguistique générale, Saussure. Je m’en étonne un peu : il aurait été intéressant, çà et là, de faire apparaître de façon plus explicite les positions de quelques-uns d’entre eux, par exemple Hjelmslev pour la connotation et le métalangage, et Saussure pour l’arbitraire du signe. Sa présence dans le bref article Icône était vraiment indispensable.   

Mais peu importent ces inévitables vétilles. L’important est ailleurs. Aujourd’hui, la linguistique ennuie. C’est du moins un bruit qui court, de façon insistante, depuis pas mal de temps. Les sciences du langage, depuis qu’elles ont pluralisé la linguistique, ont perdu du même coup le statut de « science-pilote » qu’elles avaient conquis lors du bref « triomphe du structuralisme », dans les années 60 du siècle dernier. Le livre d’Hagège vient à point nommé pour montrer à un vaste public qu’on peut parler des langues et du langage de façon à la fois informée, intelligente et attrayante.

Michel Arrivé 

Claude Hagège, Dictionnaire amoureux des langues, Plon & Odile Jacob, avril 2009, 732 pages, 25 euros
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