Michel Roussin sur les traces du général Berthelot

Toute incursion dans le territoire de la biographie littéraire finit par imposer à son auteur la nécessité de résoudre un dilemme qui occupe une place centrale dans le dialogue entre l’herméneutique et la méthodologie de l’enquête historique, dialogue que Paul Ricœur définit comme «un échange d’arguments marqué par une véritable réciprocité[i]». Le rapport que la narration entretient avec le temps et avec la mémoire l’oblige inévitablement à un compromis «d’intersubjectivité», selon le philosophe français, en prouvant que l’historicité se reconnaît non seulement dans « le cours des choses », comme « une séquence ordonnée et objective », dans le sens kantien du terme,  mais comme une « transmission de la tradition qui nous lie à nos prédécesseurs et même à nos contemporains ». Ainsi, le flux temporel individuel s’inscrit dans « la grande temporalité de l’histoire» et l’expérience personnelle du fait historique se retrouve dans l’expérience généralement humaine. 


« Sur les traces du général Berthelot », livre publié récemment par Michel Roussin aux Éditions Guéna-Barley, ne peut pas échapper à son tour à cet exercice d’immersion dans les temps historiques, lorsqu’il se lance «à la  recherche du temps oublié», selon le titre d’un de ses chapitres. Plus encore, la mise en perspective de la narration repose sur cette capacité du fait historique de s’enrichir en acquérant une valeur éthique, nécessaire à sa transfiguration dans les frontières de la mémoire. « Le macabre décompte » des millions de morts, de blessés et de mutilés a pour Michel Roussin cette signification éthique majeure : «Les sociétés à la fin de cette épreuve n’ont plus de repère et ont saisi dans leur chair qu’elles aussi étaient mortelles».


En décryptant le parcours de la mission du général Henri Berthelot, héros de la coopération militaire franco-roumaine pendant la Première guerre mondiale, en tant que chef, à partir de décembre 1916, de la Mission française auprès du Quartier général de Iassy, et comme conseiller militaire du roi Ferdinand, l’auteur brosse avec fascination le parcours de cet homme légendaire qu’il hisse au «rang de personnage de littérature», pour reprendre une formule chère à Frédéric Vitoux.


L’évocation – dans son sens plénier d’appel à soi, de mise en lumière  devient, dans cette nouvelle perspective, un hommage à vocation réparatrice, une revanche contre l’oubli, comme l’écrit à juste titre Julie Malaure dans son article du journal Le Point sur « Berthelot, l’autre général », en faisant à cette occasion le constat qu’en France ce général est quasi inconnu tandis qu’en Roumanie il a l’aura d’«une figure tutélaire». L’auteur l’explique d’ailleurs dès le début de son livre : «Le mérite en revient à Guillermou, mon prof, qui m’a conseillé de raconter l’épopée de Berthelot. Pour moi, c’est rendre hommage à un héros oublié».


C’est une des raisons pour laquelle cette incursion dans le territoire de l’évocation va s’avérer très rapidement assez complexe : l’auteur se voit obligé de concilier à la fois l’exigence de s’appuyer «sur des faits, des témoignages» et la tentation de prendre ses distances par rapport à cette rigueur documentaire : «Au fil de mes rencontres, des échanges que j’ai pu avoir, des visites que j’effectue, j’ai la tentation de m’éloigner de mon travail universitaire car Berthelot mérite mieux». La solution choisie par l’auteur consiste en une complexification bénéfique de la structure narrative qui rajoute à la biographie du héros une nouvelle construction, autobiographique cette fois, dont l’intrigue se construit autour d'une visite documentaire que le narrateur entreprend à Bucarest, dans les années 1970, en pleine période communiste, pour consulter les archives militaires liées à la Première guerre mondiale, que la Roumanie venait d’ouvrir au public. Il y a ici une parfaite illustration de l’intersubjectivité dont parle Paul Ricœur : la biographie prend des allures romanesques, naviguant facilement entre plusieurs agents narratifs – «il» et «je» –, et cultivant l’harmonie des genres où citations provenant des ordres militaires, des communiqués de guerre ou des listes de matériels de combat avoisinent les impressions du narrateur-voyageur sur les lieux et les personnes rencontrées lors de son court périple roumain.


Comment expliquer en revanche la peur de l’écrivain devant le «travers ridicule du romancier qui s’identifie à son héros» ? Parfaitement justifiée, elle a un rôle capital dans ce contexte : elle est le garde-fou nécessaire permettant à l’auteur de proposer un compromis de nature esthétique entre la partie narrative épique – au sens héroïque – et la partie lyrique – au sens passionnel, poétique, du terme.


Car, au fond, le sujet central et la grande aventure que raconte «Sur les traces du général Berthelot» renferme une vérité unique et magistrale : celle d'un livre qui n'est autre qu'un roman d’un amour fort, indéfectible entre deux nations, amour né dans le feu des combats pour la liberté et sanctifié par le sang commun versé sur le champ de bataille. Les lignes qui suivent, écrites par le général Cantacuzène, le commandant de la Première brigade de grenadiers, et adressées, en 1917, au général Berthelot en sont une parfaite illustration : «Je vous prie, mon général, au nom de tous mes officiers, de tous mes soldats et au mien, de bien vouloir agréer l’assurance de notre entier dévouement et de notre entier sacrifice. Soyez sûr que quand nous crierons : Vive la Roumanie ! jamais plus nous n’oublierons de crier aussi : Vive la France ! »


Le général Cantacuzène a raison d’insister sur cette dette d’honneur envers son homologue français. Le Roi Ferdinand en personne a pour Berthelot un sentiment de grande estime, le désignant comme «un homme lucide, maître de lui, dont le solide bon sens n’est pas dénué d’optimisme». La mission confiée au général Henri Berthelot par le général Joffre en août 1916, est, par conséquent, au-dessus des justes stratégies et alliances de guerre, nécessaires à cette époque, surtout si l’on tient compte de la position de la Russie dans le contexte de ce conflit. Pour le général «bon vivant», au caractère chaleureux, au visage orné d'une «belle moustache», ce qui compte avant tout c'est l'accomplissement de sa mission. Pour cela, son plan est très précis: réduire les effectifs et garder juste les unités opérationnelles, aptes à devenir interchangeables, mettre au point une logistique propre pour assurer la mobilité des troupes. À cette suite de mesures pratiques, le général Berthelot exige aux officiers français qui forment les troupes roumaines de leur transmettre les valeurs d'honneur et de confiance. Pour lui, la vraie force de cet exemple est capitale: «N’oubliez pas, messieurs, qu’ici vous représentez la France. J’attends de chacun d’entre vous qu’il soit un modèle : un modèle pour l’officier roumain, par ses qualités intellectuelles et la camaraderie qu’il nouera avec lui ; un modèle aussi pour la troupe, par sa place en son cœur et par ses qualités humaines.»


Ainsi, officiers d'artillerie, médecins, infirmiers ou spécialistes dans la communication militaire vont lier leur destin avec celui de leurs frères d'armes roumains, et vont nourrir de leur sang les champs de bataille de Marasti ou de Marasesti.


Dans toute cette épopée commune, marquée ici ou là par des monuments en souvenir du sacrifice franco-roumain, comme celui de Cismigiu, en plein centre de Bucarest, le général Henri Berthelot a sa place d'honneur dans la mémoire collective de l'histoire commune écrite il y presqu'un siècle par deux peuples qui se partagent, depuis, un même destin.

Le livre de Michel Roussin en est un illustre témoignage supplémentaire: par cette biographie qui respire la vénération et la délicate pudeur, l'auteur, lui-même ancien militaire, prouve une fois de plus que, derrière ces êtres au caractère bien trempé se cachent des âmes d'une grande sensibilité dont la seul fragilité autorisée est celle d'aimer par-dessus tout leur devoir.


Dan Burcea

 

[i] Texte traduit en anglais par David Pellauer et publié pour la première fois sous le titre « History and Hermeneutics »,  dans « The Journal of Philosophy », vol.73, n° 19, 4 nov. 1976.


Michel Roussin, Sur les traces du général BerthelotÉditions Guéna-Barley, mars 2013, 278 pages, 18 €

 

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