Luc Blanvillain : « Les romans pour adolescents dégoulinaient de moraline »


Pour Luc Blanvillain, l’humour est un dérivatif à l’angoisse. En cinq romans, drôles et justes, cet écrivain qui s’adresse principalement aux adolescents a filé un style et mis au point une méthode pour décoder le langage abstrus de nos jeunes contemporains. Il compose en toute liberté mais sous le regard aigu de Vladimir Nabokov, d’Emmanuel Bove, de Raymond Guérin, de Serge Doubrovsky et d’Alain Sevestre. Pétillant et profond !


 

Olaf chez les Langre, votre premier livre publié en 2008, est classé au rayon adulte. N’est-il pas plein cependant d’un imaginaire enfantin ?


Il en est saturé : un inconnu dans la maison emploie toute sa sagacité à faire redémarrer la voiture en panne du grand-père mort dont la clé a été enterrée avec lui. Pour descendre au sépulcre il déclenche un cyclone. C’est presque pire, comme pitch, que Le Vaillant Petit Tailleur. Mais si l’imaginaire n’était pas enfantin, que nous resterait-il de l’enfance, à part les plombages ?

 

— La catégorie littérature jeunesse comprend en réalité de nombreux âges. Ce n’est pas la même chose d’écrire pour un lecteur de 7 ou de 13 ans. Faut-il un cerveau particulier pour s’adresser à des adolescents ?

 

J’ai longtemps partagé les préventions communes contre "la catégorie littérature jeunesse" que je jugeais pétrie, pétrifiée de bons sentiments, de fausses insolences, exténuée d’avance par la nécessité morale et didactique. J’y soupçonnais un terrifiant esprit de sérieux. C’était même pire : les livres qui se pavanaient sous l’estampille de la "littérature jeunesse" me paraissaient faits pour les petits riches. C’étaient des livres propres, épurés, ornés d’illustrations faussement naïves où se voyaient encore les coups du pinceau plongé dans la gouache bio. Aux autres, aux mal élevés, à ceux qu’on laissait sans défenses devant l’écran vorace, les séries idiotes, les pubs qui font grossir, les clips illettrés. Les livres pour enfants, les jolis albums, les romans pour adolescents dégoulinaient de moraline. Force m’est d’avouer qu’à cette époque, je connaissais très mal la littérature pour les jeunes. Elle m’agaçait a priori. Maintenant que j’y ai mis le nez, je fais amende honorable. Il y a d’excellents livres, dans le lot. Mais si j’ai détaillé complaisamment la représentation caricaturale qui était la mienne autrefois, c’est qu’elle prévaut, encore aujourd’hui, chez beaucoup. Et surtout, j’ai travaillé avec des éditeurs exigeants, soucieux de style, avec qui les échanges ont toujours été passionnants : Brice Rocton, chez quespire, Didier Dalem, chez Milan, Denis Bouchain et Jack Chaboud, chez Plon. J’ai longtemps écrit pour moi. Puis je me suis rappelé les romans que je lisais enfant, et l’enchantement que j’y avais puisé. Les bibliothèques vertes, les Jules Verne, les Tolkien, les Asimov, les Stevenson… Je me suis alors rendu compte qu’imaginer, à mon tour, des aventures pour les enfants me permettait de frôler à nouveau cette extase, emmurée dans les angoisses du monde adulte. J’ai donc laissé naître les épisodes, sans me demander d’abord qui me lirait. Puis j’ai constaté que le hasard faisait des choses bien et qu’il se trouvait de vraies personnes pour incarner les lecteurs que mes histoires requéraient. J’écris "pour" une tranche d’âge, mais il arrive qu’une autre soit touchée.

 

— Existe-t-il véritablement un clivage entre littérature jeunesse et littérature adulte ? Il suffit de penser à Charles Dickens pour mettre en doute cette opposition.

 

Il me semble qu’écrire pour les jeunes implique de se soumettre à certaines obligations. D’abord, ils veulent du récit. De l’histoire. Du rebondissement. Tout doit être expliqué à la fin. Pas de fin nébuleuse, de queue de poisson, pas d’entourloupe. Au-delà de cinq lignes, la description perd de son attrait. La formule bien sentie, le paradoxe coquet tombent à plat. Pas trop non plus d’ironie à l’égard du lectorat. Pas d’invraisemblance (même et surtout si l’histoire se passe dans une dimension virtuelle, et oppose des archanges à une secte sanglante de clercs mésopotamiens). Cela posé, on peut écrire. L’imaginaire doit se déployer dans l’espace circonscrit par les lecteurs et… par les éditeurs. Mais l’électricité court bien dans le métal. Pour continuer à ne pas répondre, mais différemment, je ne lis pas beaucoup de littérature jeunesse. Parce que je ne suis pas jeune et que cela ne me nourrit pas. Mes lectures "adultes", je crois, innervent mon écriture jeunesse.

 

— L’écrivain agit toujours en ayant par-dessus son épaule un aîné qui le regarde. Quels sont les auteurs qui vous surveillent ?

 

Répondons par une liste : Nabokov, l’enchanteur, qui a su fixer au plus profond de ses textes l’émerveillement que le monde procure aux enfants. Jean Echenoz pour, je crois, à peu près la même raison. Emmanuel Bove, Raymond Guérin, Serge Doubrovsky, qui s’ouvre le ventre dans chaque livre pour aller rechercher, au fil tranchant des jeux de mots, l’enfant mort de peur, l’enfant caché tressaillant aux bruits de bottes, cet enfant, enfermé, comme il le dit, dans un corps de vieillard. Avant de me lancer dans l’écriture, je relis toujours quelques pages d’un écrivain que j’admire énormément : Alain Sevestre. Il y a aussi tous les auteurs de romans policiers. Les romans policiers sont les livres jeunesse pour adultes. On y trouve des ogres, des chevaliers, des aventures, des barbes bleues…

 

— Y a-t-il un rapport entre Opération Gerfaut, Enid Blyton et Jean-Patrick Manchette ?

 

La réponse est dans la question. Il faut y ajouter Tout l’univers. Et son auteur.

 

— Vos romans sont un reflet du monde adolescent partagé entre le réel et le virtuel. Un amour de geek ne s’apparente-t-il pas à un débat philosophique dans la mesure où l’univers de Thomas est celui de la Haute Définition tandis que celui d’Esther demeure ancré dans la nature ?


Moins à un débat qu’à un jeu. Et d’abord à un jeu d’écriture. Dès lors qu’on pose cette dichotomie réel/virtuel, on constate avec plaisir que tout se complique. Esther pratique l’équitation mais Thomas enfourche des chevaux imaginaires qu’il juge beaucoup plus beaux que les vrais. Il pense qu’Esther « se réfugie dans la réalité », pâle modèle de ce que l’esprit humain, épaulé par la technologie, peut produire de plus merveilleux. Si on y ajoute Madame Bovary, on retombe sur la même opposition. Ce roman "réaliste" parle aussi d’univers virtuels. Relisons les rêves d’Emma peuplés, eux-aussi, de chevaux. Donc je "joue" dans le monde imaginaire du roman, comme Thomas, obligé de lire Madame Bovary.

 

— Vous maniez tous les codes du langage adolescent et nous découvrons en vous lisant ce que c’est que la vie d’un nolife qui se fait kicker faute de n’avoir su fragger. Est-ce à dire que la jeunesse vous jugerait illisible si vous ne pratiquiez pas son argot ?

 

Non, pas du tout. Il s’agit vraiment d’une contrainte d’écriture, presque oulipienne. Faire se percuter les mots que vous citez avec des imparfaits du subjonctif. Je ne suis pas le premier à essayer d’incorporer les argots à la mode dans la pâte du récit. Je me méfie des mots qui, d’emblée, sonnent poétique. Je crois qu’il faut aller chercher ce que l’époque produit de plus moche, ce sabir désespérant, le langage de la com, les gimmicks éculés de la presse, les éléments de langage pour les déshabiller, les faire courir tout nus sur la surface glacée de la page.

 

— L’humour est une machine que vous savez parfaitement bien utiliser mais n’est-il pas mis au service d’une certaine critique ? On pourrait croire, par exemple, que vous dénoncez fermement la dictature des apparences.

 

La question de l’humour me paraît primordiale. En ce qui me concerne, j’y vois un puissant dérivatif à l’angoisse. Je suis persuadé que les livres qui font sourire sont aussi profonds que les autres, voire davantage. Je regrette de lire, ici ou là, qu’ils sont simplement divertissants, comme si l’on attendait de passer aux choses sérieuses. Cela me rappelle une rencontre merveilleuse avec Bianca Lamblin, la cousine de Perec (Mon dieu, j’ai oublié de citer Perec et Queneau !) qui déplorait le goût de son cousin pour le calembour (« fiente de l’esprit qui vole », selon Victor Hugo). Pour elle, le rire était une verrue, dans l’œuvre de Perec, une scorie. Pour moi, il lui est consubstantiel. En ce qui me concerne, le rire n’est pas vraiment au service de la critique. On me reproche parfois de caricaturer les personnages. Mais bien sûr, que je caricature ! D’autres l’ont fait avant moi. La caricature ressortit au genre de la comédie et la comédie est une voie comme une autre, aussi légitime que le réalisme ou la tragédie, pour parler du monde. Quant à la dictature des apparences, je ne suis pas sûr qu’elle me dérange. C’est plutôt d’en être dupe qui est ennuyeux. Plus largement, j’aime bien le vieux concept flaubertien de bêtise.

 

— Cinq livres édités en trois ans, c’est un rythme soutenu. Cette frénésie est-elle celle du bonheur d’écrire ?

 

Frénésie, bonheur, oui. Oui, oui, oui. Bonheur d’écrire, cela me convient parfaitement. Avec, tout de même, la trouille du temps qui passe. J’écris depuis vingt-cinq ans, finalement. Toute cette matière trouve maintenant une forme, ou le contraire.

 

— Vous avez cité La Lettre volée d’Edgar Poe mais avez-vous vérifié, auprès de vos lecteurs, que la nouvelle a été lue ?

 

J’ai ce bonheur, sous ma casquette de romancier, de n’avoir pas à infliger d’interrogations écrites à mes jeunes lecteurs. J’en profite !


Propos recueillis par Guy Darol


Luc Blanvillain, Un amour de geek, Plon, novembre 2011, 210 p., 16 €


Luc Blanvillain, Opération Gerfaut, Quespire Éditeur, janvier 2012, 270 p., 9,50 €


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