Interview. Stéphanie Janicot : « On peut changer les mentalités par la fiction »


Avant d'aborder le tome II, rappelons d'abord ce qu'est la trilogie La Mémoire du Monde : que se passe-t-il dans le tome I, qui a été publié l'automne 2013, et qui est votre héroïne, Sophia ?

L'héroïne naît en Egypte, sous la XVIIIe dynastie, sous le règne d'Aménophis III. Au départ, elle s'appelle Mérit. Son grand-père est le guérisseur du pharaon, et Aménophis III lui demande un philtre d'immortalité. Mais c'est Mérit qui boit ce philtre grâce auquel elle va traverser les siècles. L'histoire défile alors au travers de son regard, et elle changera son prénom selon les époques, devenant Sophia. C'est une narration à la première personne, comme une grand-mère parlerait à sa petite fille, car celle-ci est entrecoupée de dialogues contemporains : Sophia se raconte vraiment à une jeune fille, prénommée Julia. 

 

Chaque tome couvre environ 1200 ans d'Histoire. Dans ce tome II, on évolue de - 65 av. J.-C. jusqu'à environ 1134 ap. J.-C. Quelles sont les civilisations que Sophia explore dans ce tome II ? Et comment avez-vous choisi les étapes de son voyage cette fois-ci ?

Plus je me rapproche de notre époque actuelle, plus ma mémoire du monde est sélective. Dans le tome I, l'héroïne parcourt l'Egypte, puis le monde hébraïque : Israël, les royaumes du Nord et du Sud. Ensuite la Grèce. Le tome I s'arrête quand Sophia se trouve à Alexandrie au moment où la bibliothèque est constituée afin de rassembler tous les savoirs. Le tome II commence à l'époque de Cléopâtre et de César, ce sont les prémices de l'Empire romain. La civilisation romaine était un passage obligé. Pour la suite, mes choix sont un peu plus personnels, car Sophia traverse l'imaginaire breton des chevaliers de la Table ronde, car je suis moi-même née à Rennes. Puis, elle découvre le Sud de l'Espagne, l'Andalousie, l'arrivée de l'Islam - et c'est aussi parce que ma famille a vécu plusieurs siècle à Grenade. Si j'étais née à Strasbourg, j'aurais choisi des légendes germaniques. Néanmoins, l'apparition de l'Islam nous touche tous dans notre pensée, dans son interaction avec la pensée occidentale. Je raconte aussi l'avènement du Christianisme dans ce tome II, qui se termine au moment des croisades, au Moyen-âge.

 

Cette trilogie est le roman des origines de notre pensée occidentale contemporaine. Pourquoi avez-vous souhaité remonter ainsi aux sources ?

J'écris des romans parce que je me pose des questions. A l'origine de ce livre, je me suis demandée : pourquoi je pense comme je pense ? Beaucoup d'écrivains se posent cette question, mais souvent on remonte aux proches, aux parents, aux grands-parents, dans une perspective psychanalytique. Rarement au-dessus. Il m'a semblé que les influences se transmettaient depuis des générations et des générations. Je suis remontée encore plus loin que je ne l'imaginais. Je démarre sous Aménophis III, parce que c'est la première apparition du monothéisme avec le Dieu Aton ; Aménophis IV se renomma Akhénaton. Or, notre pensée est profondément influencée par le monothéisme. Dans ma manière de penser, il y a des choses collectives, communes à tous, qui ne rejoignent pas que mon histoire personnelle. Dans cette longue marche historique, j'ai cherché ce qu'il y a de collectif en nous.

 

Ce qui appartient aussi à notre mémoire collective, ce sont ces grands penseurs, hommes et femmes, que Sophia rencontre. Votre Mémoire du Monde est un roman philosophique érudit. Quels sont les penseurs mis en valeur dans ce tome II ?

Sophia est un personnage en quête de sens. Elle se pose sans cesse des questions et ne rencontre pas ces penseurs par hasard. Elle se trouve coincée sur cette terre, elle sait qu'elle n'en partira pas puisqu'elle est immortelle. Comme nous, elle cherche le sens de sa présence ici, et la meilleure façon d'accéder au bonheur. A chaque époque, elle recherche des réponses dans la pensée des hommes de son temps. Dans le tome I, elle découvre des philosophes grecs. Elle hésite entre deux doctrines, celle des stoïciens (être droit, être dans la vertu) et celle d'Epicure qui en est assez proche, mais qui recherche le plaisir, dans un sens différent de celui qu'on entend aujourd'hui : il s'agit d'avoir peu de désirs, pour les satisfaire plus facilement. Dans le tome II, à Rome, Sophia recherche une prolongation de ces doctrines-là. J'aime beaucoup les doctrines stoïciennes tardives, romaines, c'est-à-dire Sénèque et Cicéron, qui sont davantage humanisées que les doctrines grecques, très rigides. Elles nous apportent beaucoup dans notre manière de nous positionner. Aujourd'hui, nous sommes en quête de sens et de bonheur, mais beaucoup de gens vont les chercher très loin, par exemple dans les philosophies orientales, dans le Bouddhisme. Il me semble que nous disposons en Occident de l'équivalent du Bouddhisme. Les philosophes grecs et romains nous donnent un art de vivre, de regarder la vie qui nous conduit à l'Ataraxie, dit Epicure, c'est l'absence de passions, ce qui est l'équivalent du Nirvana chez les Bouddhistes. Dans le roman, Sophia, à un moment donné, recherche cette absence de passions. Et puis, ce qui traverse notre pensée, c'est quand même le Christianisme. Que nous soyons croyants ou pas, nous vivons dans une société influencée par le Christianisme.

 

A ce sujet, votre roman est audacieux. Dans le tome I, vous réécriviez l'ancien testament biblique. Cette fois-ci, dans le tome II, vous réécrivez les Evangiles. Pouvez-vous nous parler de vos choix ?

Ce n'est pas que je réécrive. On le sait, ce qui se trouve dans la Bible est en partie symbolique. J'ai essayé de démêler le vrai du faux en lisant énormément d'ouvrages sur les apports de l'archéologie, car il y a toujours un fond de véracité historique. J'ai croisé une relecture attentive de la Bible avec ces sources-là. Je me suis appuyée sur des points qui sont réels, et j'ai mis de la fiction dans les zones d'ombre, j'ai imaginé ce qui aurait pu se passer. C'est de la fiction bien sûr, mais c'est vraisemblable, c'est possible, car plus on entre dans la psychologie de quelqu'un, et plus on peut approcher la vérité, peut-être. Je ne réinvente pas, mais j'essaie de trouver une logique qui aurait conduit à l'écriture de ces récits bibliques. De même, je ne réécris pas les Evangiles, je ne me permettrais pas, mais il est vrai que j'attribue à Paul ce qui lui appartient. Le Christianisme est en grande partie l'œuvre de Paul. S'il n'avait pas prêché tout autour de la Méditerranée, à Rome, à Ephèse, et chez les Grecs, le Christianisme serait resté une religion juive.

 

A propos des religions et de l'Histoire, La Mémoire du Monde porte une pensée critique. Votre héroïne déclare : "la réalité est celle-ci : les femmes ont été exclues de l'Histoire".

Effectivement, chaque monothéisme a consolidé l'exclusion des femmes. C'est la confiscation du pouvoir par les hommes, par des récits qui mettent en valeur les hommes plutôt que les femmes, et par l'éducation, car ce sont les hommes qui possédaient la lecture, l'écriture et l'alphabet. Ensuite, ils se sont réservés les fonctions sacerdotales. Les femmes en sont exclues. Elles sont désignées pour la transmission et porter les enfants, alors que l'homme est fait pour réfléchir, parler avec Dieu... Quand on est une femme, on peut porter un œil critique sur ces religions, sans entrer dans les croyances encore une fois, mais dans les formes que prennent les choses. Il est évident que celles-ci n'ont pas porté l'avènement de la femme.

 

Le livre s'ouvre d'ailleurs sur le destin de Cléopâtre et se referme sur celui d'Aliénor d'Aquitaine. Et votre héroïne à un moment donné se rend à Bagdad. Elle y devient une conteuse. Elle déclare : "A coups d'héroïnes courageuses et loyales, je rectifiais comme je pouvais l'image ingrate des femmes". N'est-ce pas ce que vous faîtes également dans votre roman ?

Je crois beaucoup au pouvoir de la fiction. Lorsque j'ai commencé à écrire, j'ai cherché du côté des Sciences et de la Philosophie... Mais finalement, ce qui m'a beaucoup influencé dans l'enfance, ce sont les contes qu'on me racontait et les histoires de la Bible. Mon imaginaire a été marqué par la fiction. Je pense qu'on peut changer les mentalités par la fiction. Mon héroïne était déjà très conteuse, puisque dans le tome I, on imagine que c'est elle qui a contribué à un certain nombre des histoires inscrites dans la Bible. Quand elle se retrouve à Bagdad, énormément de contes circulent déjà. Elle se dit que si on pouvait y mettre une héroïne positive, cela pourrait changer l'image de la femme. Alors évidemment, cette héroïne s'appelle Shéhérazade ! Elle n'a, hélas, pas complètement changé la représentation de la femme au Moyen-Orient, mais elle a perduré et nous influence toujours.

 

Sophia, c'est une héroïne elle-même très romanesque ; le roman est plein de passion et de suspens. Elle totalise les identités : elle peut tout vivre et tout devenir, sous le déguisement d'un homme ou en tant que femme.

Elle ne se travestit pas en homme pour le plaisir, mais parce qu'elle a envie d'apprendre et que dans ces sociétés, quand on est une femme, on n'apprend pas grand chose. Elle est obligée parfois de faire croire qu'elle est un homme pour accéder aux grands de ce monde et bénéficier de leur enseignement. Ce n'était pas mon intention au départ. Cette héroïne est femme, parce que je suis femme, et que ma manière de penser est forcément influencée par le fait que je suis une femme. Je ne m'étais pas dit : je vais écrire un grand roman sur l'Histoire au féminin ou un roman féministe. Je pensais écrire uniquement le roman de la pensée occidentale. Il se trouve que je me suis retrouvée bien handicapée d'être une femme et qu'il m'a fallu lui faire endosser des identités très différentes.

 

Laquelle avez-vous eu le plus de plaisir à écrire ?

C'est lorsqu'elle se retrouve à Rome. Elle rencontre Cicéron en se faisant d'abord passer pour un homme, puis en reprenant son identité de femme. Cicéron perd sa fille qu'il adorait, qui s'appelait Tullia, morte en couches, et pour laquelle il écrit les Tusculanes : à mes yeux, l'un des plus beaux livres qui soit. Ces aventures-là sont une réalité. J'imagine ensuite que Cicéron reporte son affection sur Sophia, et l'adopte : c'est vraiment une identité qui m'a plu.

 

Sophia est également une héroïne passionnée, qui vit des amours multiples. Qu'apprend-elle de ses amours ?

Déjà, elle apprend que l'amour, ce n'est pas fréquent, parce qu'elle vit une histoire d'amour à peu près tous les 400 ans. Quand elle perd cet amour, c'est un grand deuil. Elle a aussi une liberté complète, parce qu'elle se place hors des conventions, qu'elle peut être homme et femme. Enfin, l'un des éléments romanesques du livre, c'est qu'elle possède, dès le départ, une deuxième dose d'immortalité. A chaque rencontre importante, elle se demande : à qui vais-je donner cette deuxième dose ? C'est la question que nous nous posons tous dans nos vies : avec qui vais-je m'engager pour la vie ? Sauf que les conséquences, pour Sophia, sont lourdes. Il n'y a pas de divorce possible : l'autre devient immortel. Donc, elle hésite beaucoup. Elle hésite tellement, qu'elle laisse souvent passer les opportunités. Elle le regrette ensuite amèrement. C'est cela qu'elle recherche, l'engagement. 

 

Sophia a enfanté une fille avant de devenir immortelle, et elle suit le destin de ses lignées à travers le temps. Que transmet-elle à ses descendantes ?

Quand j'ai conçu ce personnage, j'ai pensé qu'elle devait absolument être mère, parce que cela a beaucoup influencé ma manière de penser. Le regard maternel sur le monde est un regard inquiet. Il y a des mères plus ou moins angoissée ; je fais plutôt partie des angoissées. Sophia n'est ainsi jamais au-dessus du monde. A chaque génération, elle identifie ses filles, qu'elle a marquées en leur donnant des objets particuliers, et en leur demandant de garder toujours le même prénom. On a beau changer de siècle, on trouvera toujours une Hannah, une Myriam, une Judith, etc... Comme elle est attachée à ses filles, elle ne peut jamais se désintéresser du sort du monde. Elle essaie de leur transmettre une certaine idée de l'indépendance et de la curiosité, le fait de se sentir concernée par autrui et notamment, elle leur transmet le savoir des plantes pour être guérisseuse, car c'est un des seuls métiers que les femmes étaient autorisés à exercer, et qui pouvaient éventuellement leur donner une autonomie financière.

 

Elle transmet même une forme de sagesse. Dans ce tome II, vous mettez l'accent sur la dimension cyclique des civilisations humaines. Votre héroïne déclare : "La vie se présente de manière cyclique". Quelle structure avez-vous choisie pour figurer cela ?

Ce tome II, sous le signe du feu, se divise en quatre parties. Il commence par une partie autour des "braises", ensuite ce sont "les flammes", puis des "cendres", et enfin "le Phénix" car les choses renaissent. C'est vrai, quand on regarde l'Histoire. On se rend compte que les mêmes causes produisent les mêmes effets. L'Histoire avance comme une spirale, car on ne progresse jamais de manière complètement linéaire.

 

L'une des autres sagesses dans ce livre, c'est l'apprentissage du deuil et de la mort. J'ai été très sensible à ce que vous dîtes sur le corps, sur cette sagesse qui vient parce que nous avons un corps qui vieillit et qui est mortel.

Dans le tome II, Sophia a une grande discussion avec une de ses filles, Hannah, qui va bientôt mourir. Hannah lui explique certaines sagesses et Sophia s'étonne, en disant : j'ai déjà vécu 1500 ans, et toi seulement 70 ans, comment peux-tu m'apprendre des choses que je ne sais pas ? Et Hannah lui répond : parce que toi, ton corps ne change jamais, tu restes jeune. Moi, j'ai vécu tous les âges !

Voilà une chose que je n'avais pas imaginée en commençant à écrire ce livre : j'ai écrit, pensant découvrir un sens dans la connaissance, et j'ai découvert cette importance du vieillissement et du mûrissement. Oui, il est important de traverser les âges. Peut-être que ce roman ne m'a pas donné la sagesse stoïcienne que j'attendais, mais en tous les cas, il m'a fait apprécier le fait de vieillir.

 

Propos recueillis par Laureline Amanieux (le 3 avril 2014, à l'espace des éditions des Femmes-Antoinette Fouque)

 

Stéphanie Janicot, La Mémoire du monde, tome II, Albin Michel, avril 2014, 566 pages, 25 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.