Interview. Patrick Tudoret : Juliette Drouet, dans l’ombre de Victor Hugo

 

D’où vous est venue l’idée de raconter Juliette Drouet à la première personne ?

Cela fait à peu près trente ans que l’histoire d’amour exceptionnelle que vécurent Victor Hugo et Juliette Drouet me fascine, me bouleverse. Comme il n’y avait jamais eu jusqu’alors de roman, s’est imposée non seulement l’idée d’un roman, mais d’un roman sous forme de mémoires apocryphes qui permettrait à Juliette de s’exprimer à la première personne. Je voulais en effet donner la parole à cette femme magnifique et la sortir des clichés dans lesquels certains esprits étroits l’ont parfois enfermée.

Avez-vous lu ou relu toute la correspondance, les milliers de lettres, pour vous mettre dans la peau du personnage ?

Bien sûr. Je m’en nourris depuis longtemps. Depuis en fait que la recherche universitaire l’a exhumée, chaque année un peu plus… J’ai aussi lu, bien évidemment, ses notes de voyage prises à la demande Victor Hugo pour étayer ses propres notes. La relation, aussi, de son enfance passée chez les Madelonnettes etc. Si elle n’y fait pas montre d’une ambition littéraire assumée, elle fait feu de beaucoup de détails et, souvent, de cette fantaisie, de cet humour, qui la caractérisent si bien.  

Jusqu’à présent, dans l’histoire littéraire, Juliette restait dans l’ombre du grand homme. En lui donnant la parole, vous la placez enfin en pleine lumière. Quelle est sa part dans l’œuvre de Victor Hugo ?

Mon parti-pris très clair était, en effet, de lui donner la parole. À cette époque, les femmes ont dû souvent se battre avec opiniâtreté pour faire entendre leur voix – songeons à George Sand, à Louise Collet, à Rosa Bonheur, pour ne citer qu’elles – et celle de Juliette est souvent très belle, très juste. Étant de tous les combats de Victor Hugo, politiques, sociaux, mais aussi bien sûr littéraires, elle a pris largement sa part dans la genèse de ses livres. En l’inspirant, d’abord : elle y apparaît ainsi souvent de manière cryptée (Son vrai nom patronymique : Gauvain, est ainsi donné à un personnage important de Quatrevingt-treize et plusieurs hommages très visibles lui sont rendus dans Les Misérables) ; elle lui a évidemment aussi inspiré maints poèmes ; mais aussi en mettant ses pattes de mouche au propre, labeur long, épuisant, fastidieux, mais indispensable, qui s’accompagna de remarques, d’avis, de suggestions dont il tenait compte.

Juliette est-elle cette maîtresse soumise, quelque peu enfermée, voire séquestrée par Hugo ?

Là où certains pisse-vinaigre ont voulu ne voir en Juliette Drouet qu’une vestale préposée au culte du « Grantécrivain », ce que l’on voit lorsque l’on s’intéresse à elle en profondeur c’est au contraire une femme libre, intelligente, douée d’un courage et d’une générosité assez prodigieux. Les choix qu’elle a faits dans sa vie, personne ne les a faits à sa place et la comédienne très courtisée qu’elle était aurait facilement pu épouser quelque banquier balzacien, un Nucingen au portefeuille garni qui lui eût assuré un train de vie princier. Non, elle a toujours privilégié son cœur, l’amour incandescent qu’elle éprouvait pour Victor Hugo qui l’aima, lui aussi, comme un fou, malgré les accrocs que l’on sait. Elle souffrit pendant des années, en effet, de ne pas vivre cet amour au grand jour et accepta d’être l’épouse de l’ombre. Mais peu à peu, elle put le vivre cet amour, de manière quasi officielle avec l’assentiment de Madame Hugo elle-même qui, assez détestable avec elle au départ (n’oublions pas qu’elle a commencé par tromper son mari avec Sainte-Beuve, un de ses meilleurs amis…) se montre ensuite pleine de prévenances à son endroit. Voir comment Juliette, à la fin de la vie d’Adèle Hugo, lui fait la lecture au coin du feu alors qu’elle est quasiment aveugle est assez bouleversant… Il en fallait du courage, de la force aussi, pour sauver la vie de celui qu’elle aimait lors du coup d’État de décembre 1851 – il en témoigna par la suite – et embrasser, avec lui presque vingt ans d’exil. 

Victor aurait-il été Hugo sans Juliette ?

Pour moi, la réponse est claire : non ! En tout cas, pas celui qu’il est devenu au fil des décennies. Du jeune poète béni des dieux, mais poursuivi par l’odeur de soufre du scandale d’Hernani, au « monument national » presque panthéonisé de son vivant, Juliette fut là, à ses côtés, constamment à l’œuvre. Il avait besoin de cette femme forte à ses côtés. Comme mon roman le montre, il était vite perdu sans elle, tombait de son piédestal… Elle fut pour lui une sorte de boussole.

Comment expliquez-vous que notre siècle ne soit plus capable d’engendrer des monstres littéraires tel que Victor Hugo ?

 « Dieu vomit les tièdes », comme il est dit dans L’Apocalypse. Et on sait que Dieu fut une des grandes affaires du « monstre » Hugo (songeons à Dieu, à La Fin de Satan, œuvres de la maturité.) Une chose est sûre, « Toto », comme Juliette l’appelait quand il l’appelait « Juju », ne fut jamais médiocre (c’est-à-dire étymologiquement enlisé dans le « milieu ») Ce fut un homme des extrêmes, il fut grand, il fut petit, et même, souvent, ne répondant pas à la fidélité exemplaire de Juliette, d’une grande petitesse. Il fut donc capable d’actes magnifiques, d’œuvres magnifiques, mais aussi, oui, de mensonges et de bassesse. Comme beaucoup, élevés au petit lait du romantisme, il vivait dans l’hubris, la démesure, sans doute condamnable sur un plan moral, mais conforme à son métabolisme de « titan » des lettres. Notre époque, je pense, suinte beaucoup trop la médiocrité pour enfanter de tels spécimens…

Propos recueillis par Joseph Vebret

Patrick Tudoret, Juliette, Tallandier, janvier 2020, 270 pages, 18,50 €

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