Jacques-Henri Lartigue, « une espèce d’habitant d’étoile venu sur terre»

En 1923, dans son journal manuscrit, Lartigue écrit que « mourir, ce n’est pas beaucoup plus qu’oublier ».  L’oublier, que ce serait triste, pas question ! D’une certaine façon, Lartigue ne meurt pas car on ne l’oublie jamais. Du moins il vit à travers son œuvre qui régulièrement revient raviver les mémoires. Ses photos qui semblent à certains surannées n’ont en rien perdu leur fraîcheur. Au contraire même, par un effet de suspension du temps que son objectif particularise et fige dans son écoulement, par cette manière de fausse rapidité qu’elles affichent, elles n’ont pas besoin de date précise, elles apparaissent libres de toute contrainte de calendrier, elles éternisent l’instant fugitif. La durée n’a pas de prise sur l’action représentée en tant que telle, même si le contexte a éventuellement vieilli. Les modes ont changé, les belles mécaniques qu’il adorait ont évolué, les choses qu’il a vues sont radicalement différentes de celles qui encadrent notre quotidien.

 

Pourtant, les rapports des êtres aux événements sont identiques et expriment toujours joie, surprise, malice, prouesse, tendresse, séduction, élégance, désinvolture, entente, sincérité, spontanéité. Le regard jeté en arrière est nostalgie s’il se limite à la contemplation des objets du passé. En ne dépassant pas le constat habituel qui est dressé sur l’évolution des goûts et des techniques, il demeure insuffisant et insatisfaisant. Avec Lartigue, ce regard acquiert en revanche une densité sans limite dès lors que ce sont les attitudes qu’il isole et privilégie. Derrière elles, il cherche la permanence de l’être, sa capacité à jouer, admirer, se divertir, affronter, occuper l’espace et s’intégrer à lui, se relier à l’autre et s’en déprendre.


Ainsi, en juillet 1924, sur la plage de Royan, Yvonne, Koko et Bibi jouent au ballon, gros globe lancé d’une main experte qui roule sur le sable (négatif sur verre stéréoscopique). Les trois amis formeraient aussi bien un petit groupe de copains actuel, hors les costumes de bain qui, seuls, renvoient à une époque oubliée. Même remarque pour Véra et Arlette, à Cannes en 1927, (négatif sur verre), offertes au soleil, ou pour Sala, Cap d’Antibes luttant contre la rafale en mai 1918 (négatif souple), ou encore Renée, Juan-les-Pins, en train de se maquiller  (février 1931). Lartigue introduit le spectateur dans une intimité en abolissant la distance tout en gardant ce sens de l’intervalle et du respect de la personne, façon raffinée de lever le rideau sans épier par derrière. Par ces traces durables, Lartigue analyste subtilement les conduites ordinaires et en fait des références individuelles.  


Sans doute est-ce parce que Jacques Henri Lartigue a eu toute sa vie un œil rompu à voir ces « élans, éclats, émois » - ajoutons éclairs - que ses clichés deviennent des « parcelles d’extase », des fragments de vie pris aux plus fins de ses battements, des moments ténus et pourtant pleins d’existence, des passages entre un avant et un après. En choisissant de regrouper ces photos autour des thèmes de l’eau et de l’air, matières universelles, ce livre donne à ces substances fragiles et consistantes comme une seconde respiration, une pulsation nouvelle, de la fluidité, de la légèreté, une présence aérienne et liquide. Ce sont deux éléments à vaincre aussi, qui contredisent l’avancée, qu’il faut brasser pour progresser, d’où ces nages, ces envols, ces bonds éphémères, ce planeur qui se plante dans le sol à Combegrasse, ces voilures qui se gonflent, ces vagues qui s’embrument. Le corps noue des alliances multiples et originales avec l’air et l’eau, et naissant de ce contact primordial, avec le soleil.


Le grand talent de Lartigue provient de son habileté à inscrire ses plans selon une poignée  d’axes, de se rapprocher du sujet, de le dominer, de le réduire à un angle, d’en accroître les dimensions, de le surprendre, comme on le voit sur ces photos de sauts, de culbutes, d’enjambées, que ce soit Oléo Van Veers, s’élevant au dessus de quatre chaises, Zissou le frère aîné chutant du haut d’un mur, Sacha Guitry dansant sur le quai de la gare de Cap d’Ail, Suzanne Lenglen courant vers le filet pour rattraper la balle de tennis. L’acuité des perceptions de Lartigue détaille les comportements et les sentiments, il les prend comme on cueille un message, des fleurs, une minute de plaisir.

La modernité que chaque génération estime à tort propre à son siècle existe et se déploie tout au long du précédent dont elle ignore souvent la richesse. Lartigue est conscient des innovations qui se profilent. Il est non seulement ouvert à ces bouleversements mais il les précède, les pressent, les favorise. Il se passionne pour ces inventions inouïes qui sont autant de révolutions : podoscaphe, aéroplane, bob à deux roues, ballons sphériques, bolides et bien sûr, ces appareils photographiques de plus en plus perfectionnés et donc de plus en plus performants, prolongements de son aptitude à discerner la beauté parfaite, l’équilibre juste, le renouvellement et la rupture des mouvements. Ce qui est invisible aux autres, son intelligence lui permet de repérer le miracle que le déclencheur va faire entrer dans son « piège d’œil ».


Ni l’usure ni le vieillissement ni le risque de la platitude n’entament la portée esthétique de ces photos. Ces défis lancés par l’artiste contre la fuite des jours, l’imperfection des relations, la pesanteur matérielle, l’avance du déclin physique, sont relevés un à un, par la force d’un labeur incessant caché sous un style détaché, sportif, mondain. « Il laisse plus de 100 000 clichés, 7000 pages de journal, 1500 peintures ». A 92 ans, âge de sa mort à Nice le 12 septembre 1986, il n’a perdu aucune des intuitions accumulées depuis l’enfance.


L’œuvre de Jacques-Henri Lartigue s’étend entre émerveillement et enchantement, double poésie visuelle qu’il se propose à lui-même et qu’il nous propose, déclinée selon toute la gamme des noirs et des blancs, fins contrastes toujours calculés, oppositions maîtrisées pour que les reliefs et les modelés ne manquent nulle part. Lartigue photographie et chorégraphie cette comédie sociale qu’il a observée du dedans. Il est le metteur en scène « du moment propice » qui dit tout en éliminant le reste.


Cet ouvrage élargit et approfondit l’approche du photographe face au couple air-eau, face au temps des vacances, de l’amour, des voyages, des rencontres, de la conquête de la vitesse et du ciel. Images d’une vie, reflets de la lumière devinée, comprise, domptée. Le texte intitulé « L’empailleur de bonheur » fait entrer le lecteur dans la genèse des pensées et des actions de Lartigue. Les citations extraites de son journal ou de textes écrits par lui - elles auraient mérité une encre moins pâle - font briller les autres facettes de cet homme qui se considérait comme « une espèce d’habitant d’étoile venu sur terre uniquement pour jouir du spectacle ». Et nous inviter à partager ce spectacle avec lui.

 

Dominique Vergnon

 

Martine d’Astier, Michel Frizot, Shelley Rice, Jacques-Henri Lartigue, d’air et d’eau, Hazan, collection photographie, volume relié, 25,5x28cm, 264 pages, 250 illustrations, mars 2013, 39 euros        

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