" Putain de guerre ! ", Tardi et Verney dans la Grande Guerre

Un très grand événement historique appelle de très grands textes. Dans le cas de Tardi, disons qu'il appelle aussi de grands dessins.

Tout le monde sait qui est Tardi, ce qu'il a fait, ce qu'il a représenté dans l'histoire de la bande dessinée d'expression française : c'est une sorte de monument, impressionnant et beau. Mais le magnifique, dans l'affaire, est qu'il soit capable de se remettre en question, d'aller enquêter comme un petit débutant de la « BD de reportage » dont « Le Monde » et « XXIe Siècle » nous ont rebattu les oreilles : Tardi a été capable, tout récemment, de s'adjoindre un scénariste exigeant, le nommé Verney. Jean-Pierre Verney : retenez bien ce nom.


L'homme est connu ; ses ouvrages sur la Première Guerre Mondiale font autorité, ses livres sur la Guerre de 14-18 en Italie, en France, ont été largement diffusés ; pour le cinéma, il a été l'historien-conseiller de Jean-Pierre Jeunet, sur « Un long Dimanche de fiançailles », ou de Bertrand Tavernier, pour « Capitaine Conan ». C'est dire la qualité du travail de ce scénariste-chercheur. Que Jacques Tardi ait voulu se l'adjoindre, alors que lui, déjà, connaît son 14-18 sur le bout des doigts, est confondant, et gage de sérieux : histoire d'aller voir qu'on n'a pas fait une petite erreur, laissé traîner une approximation, oublié un détail qui tue.


Le résultat de leur collaboration est ahurissant : ce « Putain de Guerre, 1917 – 1918 - 1919 » est renversant, parce qu'il extermine, lamine et atomise nos derniers préjugés sur cette fichue guerre : oui, il y a bien eu 10 millions de morts et 19 millions de blessés, plus 10 millions de mutilés pour parachever tout cela. Oui, la grippe espagnole fit autant de victimes juste après, et même davantage, mais surtout parce que les populations civiles venaient d'être affaiblies par le manque de soins, la faim et les virus.


La documentation de Verney, qui suit la bande dessinée, est d'une précision vertigineuse : 20 pages de documents inédits, de textes acérés, de photos effrayantes. Une bonne part de ce qui se trouve là, surtout pour les années 1918-1919, n'avait jamais été publiée. Le côté docu-reportage renforce encore le réalisme de la BD – ainsi l'on ne sait plus si l'on parcourt une bande dessinée, ou si on lit un livre d'histoire.


Cruel, le dessin de Tardi appuie là où ça fait mal : visages de « gueules cassées », tranchées putrides, cadavres hachés menu dans leurs uniformes bleus et rouges, squelettes de panzers et villages en ruines avec petits enfants accrochés dans les arbres. Le dessin, noir et blanc, est saturé de gris à l'aquarelle : ainsi, il ne cache rien. Le bruit des bottes qui restent collées dans l'eau de la tranchée fait un bruit « de baiser de nourrice », comme l'écrivait Jean Cocteau dans « Thomas l'imposteur ». Les corbeaux croassent au-dessus des cadavres. Les clochettes sur les barbelés tintent au moindre mouvement qui trahirait, de l'ennemi, une manœuvre subreptice. Le monde des morts est noir et gris, nous en sommes les figurants, nos ancêtres en sont les fantômes.


Bertrand du Chambon


Jacques Tardi, avec Jean-Pierre Verney, Putain de Guerre, 1917 – 1918 – 1919, éditions Casterman, 2009, 68 pp. 24 €.

1 commentaire

A noter que Jean-Pierre Verney, historien spécialiste du sort des hommes dans la Grande Guerre, en quoi il s'oppose aux historiens de la guerre qui s'occupent de plus grands sujets..., est aussi un collectionneur. Il a guidé Tardi aussi bien que Pierre Miquel par la précision de sa connaissance. Un historien qui ne se met pas en avant par ses études mais veut toujours servir son sujet. Il a publié de nombreux articles et soutenu de son amitié la Chasse au Snark pour son édition d'une Soutane sous la mitraille, carnets de guerre d'un curé de campagne. 

Toute sa vie il a chercher et reconstitué, par exemple, chaque uniforme d'infanterie de chaque armée, au bouton de veste près ! Sa collection a été vendue à la ville de Meaux (77) qui en a constitué son grand Musée.