Jazz. France-USA, même combat. Quelques albums repères

Lors de la Première Guerre Mondiale, le 27 décembre 1917, le compositeur et chef d’orchestre américain James Reese Europe débarqua du navire Pocahontasen rade de Brest, avec son régiment. Simple anecdote ? Sûrement pas. Avec lui, c’est la musique de jazz qui fait son entrée sur notre sol, à la surprise des premiers témoins, stupéfaits d’entendre une Marseillaisefaçon ragtime. Transfigurée par le swing. Telle qu’ils ne l’ont encore jamais entendue. Prélude à une déferlante. Notre hymne national ainsi interprété inaugure une série de concerts où le big band du 36erégiment d’infanterie, plus connu sous le nom de « Harlem Hell Fighters », fait sensation. Saint-Nazaire, Nantes, Aix-les-Bains, Paris, autant d’étapes triomphales.

« Je suis revenu de France, écrira plus tard James Reese Europe, plus fermement convaincu que jamais que les Noirs devaient écrire de la musique noire. Nous avons notre propre perception raciale, et si nous essayons de copier les Blancs, nous ferons de mauvaises copies… Nous avons conquis la France en faisant une musique qui était la nôtre et non une pâle imitation des autres. »

Nous laisserons à leur auteur la responsabilité de tels propos. S’ils n’avaient été tenus par un musicien dont on ne saurait contester la compétence en la matière, cette référence à la race passerait aujourd’hui pour particulièrement sulfureuse… Quoi qu’il en soit, l’événement mérite d’être célébré. Ne serait-ce que parce qu’il inaugure la longue cohorte de jazzmen américains qui, dès les années 20, connurent le succès dans notre pays : le pianiste Willie Smith, surnommé « Le Lion » en raison de sa bravoure au combat, Noble Sissle, passé à la postérité pour avoir entraîné plus tard dans son sillage Sidney Bechet, Arthur Briggs, installé à Paris et dont la dépouille repose au cimetière Montmartre. Simples exemples parmi bien d’autres qui contribuèrent à l’essor du jazz sur notre continent.

Voilà pourquoi ce « Tribute To James Reese Europe » (1) mérite d’être salué. On le doit à l’initiative du Hot Club Jazz’Iroise et offre une formule originale : deux orchestres, le Spirit of Chicago Orchestra et la Formation Jazz de la Musique de l’Air, se relaient pour donner leur version de thèmes devenus des classiques, Ballin’ The Jack, Memphis Blueset autres Jada. Le concert se clôt, comme il se doit, sur La Marseillaise. Tous les arrangements sont signés Stan Laferrière et, dans les deux ensembles, figurent des solistes talentueux. Voilà qui suffit à suggérer la qualité d’une évocation fort savoureuse.

Autre jalon majeur, Louis « Satchmo » Armstrong. Longtemps considéré comme le roi du jazz, le trompettiste et chanteur de La Nouvelle-Orléans a marqué des générations. Il compte parmi les créateurs éminents d’une musique qu’il a sorti des limbes de la polyphonie, telle que la pratiquaient les orchestres de sa ville natale, pour favoriser l’émergence du soliste. Ainsi ouvrit-il, avec son Hot Five et son Hot Seven, la voie royale empruntée à sa suite par les improvisateurs de talent, tous genres et styles confondus.

Publier l’intégralité de son œuvre relève de l’entreprise titanesque. Un pari en passe d’être tenu, grâce, notamment, à la ténacité du label Frémeaux & Associés et à la passion érudite de Daniel Nevers, directeur artistique, auteur du copieux livret et de la discographie. « L’Intégrale Louis Armstrong » en est, en effet à son quinzième volume. Sous-titré « The King Of The Zulus » (2), celui-ci couvre, en trois disques, les années 1948-1949. Une période capitale pour Satchmo renouant, après un passage à vide de plusieurs années, avec une carrière internationale qui le conduira à parcourir le monde. Pour l’heure, il participe à nombre d’émissions de radio et de télévision dans son pays, à Philadelphie, Chicago, San Francisco, Los Angeles ou Cincinnati, en compagnie d’un petit ensemble, son All-Stars, alors constitué de Jack Teagarden (trombone) Barney Bigard (clarinette), Earl Hines (piano), Arvell Shaw (contrebasse) et Sidney Catlett (batterie). Sans oublier la chanteuse Velma Middleton et, ici ou là, quelques intervenants « extérieurs », dont Bing Crosby. De l’avis quasi unanime, le meilleur des ensembles qu’il ait constitué, au cours des ans, jusqu’à sa disparition en 1971.

Evidemment, le programme se révélant quelque peu répétitif d’une émission à l’autre et la qualité technique de l’enregistrement n’étant pas toujours au rendez-vous, Daniel Nevers a dû opérer un choix parmi les morceaux sélectionnés. Mais tous les grands titres du répertoire armstrongien sont bien présents. Ainsi peut-on comparer différentes versions des Muskrat Ramble, Black And Blue et autres Do You Know What It Means To Miss New Orleansou When It’s Sleepy Time Down South. Une musique enracinée. Elle n’a rien perdu de son charme intemporel et demeure, après quelque sept décennies, toujours aussi séduisante.

Enfin, dans la collection « The Quintessence » dirigée par Alain Gerber, un repère important concernant la contribution apportée au jazz par les Européens : le coffret consacré au saxophoniste et flûtiste belge Bobby Jaspar(3). Si tout le monde connaît, au moins de nom, Django Reinhardt, en revanche ce Wallon qui fut l’égal des meilleurs musiciens d’Outre-Atlantique et fit rayonner en France le jazz que l’on disait, à son époque, moderne, demeure très largement ignoré. Pourtant, son talent éclate sur maintes plages de ce triple CD dont le maître d’œuvre fut le regretté Alain Tercinet. Le copieux livret témoigne, une fois encore, de la minutie et de l’érudition de ce dernier.

Ce coffret regroupe des enregistrements réalisés à Paris, New York et diverses villes d’Europe entre 1953 et 1962 dans des contextes divers. Des deux côtés de l’Océan, Jaspar rencontre des partenaires dignes de lui. Parmi les Français, Henri Renaud, Bernard Peiffer, Christian Chevallier, Jef Gilson, Michel Hauser, Jean-Louis Chautemps, Roger Guérin, ou encore André Hodeir, à la tête de son Jazz Groupe de Paris, porte-drapeau de la recherche la plus avancée. Et aussi, entre autres guitaristes, Sacha Distel qui, à l’époque, se consacrait encore au jazz. Ailleurs, on le retrouve partenaire de musiciens de la stature de J.J. Johnson, Milt Jackson, Wynton Kelly, Miles Davis, Chet Baker, Toshiko Akiyoshi, des vocalistes Helen Merrill et Blossom Deary, laquelle fut son épouse, ou co-leader, avec son compatriote René Thomas, d’un quintette enregistré à Rome en1962.

Dans toutes les plages, éclate le talent de soliste et d’improvisateur d’un saxophoniste marqué par Stan Getz, dont il retrouve avec bonheur la suavité dépourvue de toute mièvrerie. Intéressé aussi par le cool façon Miles Davis et son nonette de l’album « Birth Of The Cool ». Bref, une anthologie digne de celui qui, durant toute la décennie explorée ici, fut considéré comme un maître par nombre de jazzmen européens et dont le rayonnement s’étendit au-delà des frontières du vieux continent.

Jacques Aboucaya

1 –Tribute To James Reese Europe, 1 CD Frémeaux & Associés / Socadisc.

2 – Intégrale Louis Armstrong, vol 15, « The King Of The Zulus » 1948-1949, 1 coffret de 3 CD, Frémeaux & Associés / Socadisc.

3 – Bobby Jaspar, « The Quintessence », Paris-New York-Europe, 1953-1962, 1 coffret de 3 CD, Frémeaux & Associés / Socadisc.

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