Géza Csàth: « Tout projet est irréalisable et terrifiant »

Au côté d’œuvres comme Morphine de Boulgakov ou Roman sous cocaïne d’Ageev, le journal intime de l’écrivain hongrois Jószef Brenner apporte un témoigne direct des ravages que peut provoquer la drogue sur l’individu dont elle s’empare.


Cousin du grand Dezsö Kosztolànyi, Brenner s’imposa, sous le pseudonyme de Géza Csàth, comme un acteur de premier plan de l’avant-garde artistique hongroise. Ses nouvelles, contemporaines en temps et en thèmes de celles d’Arthur Schnitzler, remportèrent un vif succès et témoignent de son exploration, par le biais de l’écriture, des théories freudiennes. Il faut dire que Csàth fut aussi un éminent psychiatre et qu’il signa à vingt-cinq ans un essai qui fit sensation parmi ses pairs sur Le mécanisme psychique de la maladie mentale.


Voilà qui n’est déjà pas mal pour un auteur mort à l’aube de la trentaine ! Et son activité ne se limita pas, loin s’en faut, à sa table de travail. Dans les pages consacrées aux années seules années 1912 et 1913, le lecteur découvre les confessions d’un authentique séducteur, et pour cause : à cette époque, Csàth se repaissait du journal de Casanova, qu’il érigea en maître à vivre. La fidélité d’âme et de cœur qu’il professait envers son Olga d’épouse n’empêcha donc en rien le praticien, à l’abri de son cabinet de consultation, de tâter sous le chemisier de ses patientes, voire de les trousser sans chichi, quels que soient leur âge, leurs maux ou leurs difformités (lire à ce propos la tentative de séduction de la quinquagénaire à gibbosité : un moment d’anthologie !).

Cette recherche effrénée du plaisir tourne à l’aigre quand elle entre en conjugaison avec une autre addiction : celle à la morphine que Csàth s’injecte quotidiennement. Comme l’explique très bien Thierry Loisel : « Csàth est érotomane, certes, et graphomane, mais il est aussi morphinomane. Sa vie comme son écriture ne cesseront de s’articuler autour de ces trois pôles, de ces trois obsessions selon une hiérarchie perpétuellement mouvante. […] le Journal développe, tout un jeu combinatoire entre ses trois “manies” qui s’imbriquent et se relaient pour finalement former une implacable logique de l’angoisse ».


« Angoisse », le mot est lâché. Comme tous les gourmands de l’existence, comme tous ceux qui tentent d’atteindre le zénith, Csàth sombre souvent au nadir de la dépression. Les corps de ces conquêtes ne lui suffisant plus, il s’engage dans un périlleux flirt avec des substances diaboliques, auxquelles sa profession lui laisse tout le loisir d’accéder. L’écriture lui tient lieu d’exutoire autant que de thérapie : certains passages sont ainsi consacrés à l’établissement de bonnes résolutions ou de conseils à suivre, auxquels, bien sûr, il lui est impossible de se conformer.


Dépendances, s’il n’est peut-être pas à proprement parler l’œuvre la plus aboutie au niveau scriptural de Csàth, constitue cependant un document de première main sur le déséquilibre et la déchéance progressive d’un homme que tout conviait à devenir un grand esprit. Jamais les multiples cures de désintoxication qu’il subira n’auront raison de son vice.


« Je ne dois pas me laisser abattre. – J’ai confiance dans mes talents, et avec de la persévérance, je finirai par obtenir des résultats. […] Je ne dois pas perdre de vue mon objectif ! Il faut que je le garde en point de mire. Il est toujours là devant moi, succès littéraire mondial, poste de médecin au sanatorium, pas trop pénible et princièrement rétribué, dans un bel hôtel avec terrasse, chaussures de tennis blancs, un bon cigare, une chambre à coucher raffinée, un cabinet d’une élégance sidérante, des livres, des travaux littéraires de qualité, non contraignants mais toujours en progrès, la musique, […], des voyages, des Premières en Allemagne pour mes pièces de théâtre, plus tard des enfants, un ou deux… »

Le 22 juillet 1919, soit sept ans après voir tracé ces lignes bercées d’illusions et de grands projets, Géza Csàth / Jószef Brenner abattait son épouse de trois balles, avec pour seul témoin de la scène la petite fille dont il doutait être le père. Le 11 septembre, lui-même mettait fin à ses jours, en s’empoisonnant.

Frédéric SAENEN

 

Géza Csàth, Dépendances, Traduit du hongrois et présenté par Thierry Loisel, Postface de Jean-Philippe Dubois, Éditions de l’Arbre vengeur, 270 pp., 15 €, 2009.

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