Magie de l'invisible : Francesca Woodman & Vivian Maier

Pour faire parler les fantômes on inventa la photographie, nouveau mythe poétique qui sanctifiera le visage et tentera de faire un pied-de-nez à la mort en rendant éternelle l’image. Le Moi capturé dans son essence, à son insu. Un manifeste dont les féministes vont s’emparer pour commencer à s’attaquer à la muraille qui les isole. Et quoi de mieux que l’autoportrait pour s’imposer à la face du monde ? Oublié le concept de la femme modèle, la voici au centre de l’événement, maître d’elle-même, donneuse d’ordres… Ainsi il en fut pour ces deux photographes majeures, artistes américaines, que sont Francesca Woodman et Vivian Maier, créatrices intemporelles d’une œuvre considérable.
Nulle obsession égocentrique mais un raccourci pour travailler librement : le corps, son corps, est à disposition et libre de toute contrainte, l’artiste peut alors travailler comme elle l’entend et apparaître dans des formes osées, nue, dissimulée, déguisée, etc. Voilà donc notre photographe voyageant autour de sa chambre, comme le préconise Xavier de Maistre, faisant œuvre de tout ce qui est à portée de sa main, à commencer par son propre corps. L’espace de l’œuvre photographique, dans l’autoportrait, recouvre en partie l’espace domestique féminin tel que le décrit l’histoire des femmes, mais dans toute sa variété, car c’est aussi bien la chambre conjugale du roman réaliste du XIXe siècle que la chambre politique des précieuses du XVIIIe

Solitude de l’artiste qui peut avoir des conséquences dramatiques – Woodman se suicidera en se jetant par la fenêtre après avoir réalisé des dizaines de clichés d’elle en ange – ou qui ouvre vers une indépendance hors de la sphère sociale – Maier vécut seule et laissa des milliers de négatifs – afin de conserver l’intime quête au plus près sans se soucier d’autre chose. Car la pression sociale est parfois insupportable, et, contrairement à ce qu’avance Marion Grébert, il y a bien des fugueuses qui osèrent fuir pour ne plus subir la pression sociale, telle Pia Petersen qui quitta son Danemark natal – ostracisée car ne voulant pas d’enfant – pour venir en France, et écrit désormais ses romans en français…
On peut donc aussi quitter sa chambre, et aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte.
Nos deux héroïnes firent quelques voyages mais le désir d’être seule l’emporta, derrière l’illusion de répétition, on ressent cette volonté de laisser une empreinte, dernier acte manqué d’un inconscient oublié ? Christian Jaccard, avec ses brûlis, suivit le même chemin : laisser une trace. Mais avec la photographie, s’est invité le pouvoir de laisser en sus de l’œuvre, son visage. Car ne sachant s’il y a quelque chose dans la mort des images, cette après-vie si compliquée à se figurer, l’artiste délaisse le chagrin primaire de la séparation en proposant l’alternative de la réflexion sur la manifestation de son œuvre comme connaissance intuitive de sa vie passée avec l’option incroyable de pouvoir la revivre à l’infini dès lors que l’on s’empare de ses clichés…

Remarquablement mis en page et en images (le carnet d'illustration est d'une grande beauté), ce livre participe donc à la quête de la magie de l’invisible, cette notion figurative d'un ressenti au-delà de l'image.

François Xavier

Marion Grébert, Traverser l’invisible – Énigmes figuratives de Francesca Woodman et Vivian Maier, 67 illustrations, 160 x 200, L’Atelier contemporain, octobre 2022, 240 p.-, 25€

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