Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean-Paul Enthoven et Raphaël Enthoven. Extrait de : Dictionnaire amoureux de Marcel Proust


EXTRAIT >

S’il est admis que Proust, dans sa grande querelle Contre Sainte-Beuve, entendait que l’on jugeât l’œuvre d’un écrivain sans se soucier de la vie de son auteur, il serait charitable de le plaindre tant il est devenu la victime exemplaire de la méthode critique qu’il avait entrepris de disqualifier À croire que Sainte-Beuve, ce complice des indiscrets, s’est vengé depuis son outre-tombe en bénissant par avance la proustologie, devenue un genre en soi, qui lâche chaque jour ses meutes savantes ou policières sur les secrets d’un artiste dont les sept volumes d’À la recherche du temps perdu se promettaient d’être le somptueux paravent.

Désormais, de l’Université aux salons, l’usage exige que l’on inspecte sous tous les angles les plaisirs et les jours du pauvre Marcel. Partout, on interroge ses pelisses, ses fumigations, sa correspondance, ses amitiés, son asthme, ses ambitions. Et partout, on radiographie ses goûts picturaux, sexuels, musicaux, gastronomiques, floraux, littéraires. Face aux hordes de critiques, de mondains, de médiévistes, d’architectes, de talmudistes, de mythologues, de sémiologues, d’historiens de la mode, de l’héraldique ou de la verrerie en cristal de Bohême, qui plantent leur bivouac à l’entour d’une œuvre assez vaste pour accueillir des campements disparates, souvenons-nous que celle-ci ne briguait que l’honneur d’être elle- même et de prendre une belle revanche sur le temps qui passe. Au final, celui que Jeanne Proust appelait « petit loup » s’est laissé dépecer avec une complaisance suspecte. Et la traque fétichiste à laquelle ses fidèles, de Tokyo à Princeton, se livrent à ses dépens prouve que, à un écrivain de génie, quelles que soient ses précautions, il ne suffit pas de mourir pour être en paix. Ce n’est donc pas sans gêne, ni sans une avidité intacte, que cet ouvrage prendra sa part, fût-elle modeste, à une curée si riche d’admiration.

Qu’aurait pensé Proust d’une telle curiosité ? À coup sûr, sa vanité (qui n’était pas inexistante) en eût été comblée. Mais on l’imaginera tout de même pouffant, dissimulant son « moi profond » d’une main gantée, agitant son « moi social » comme un éventail, ou plissant ses yeux « couleur de laque » au spectacle fou des dévots acharnés à le comprendre in vivo.

Car nul ne sait, après tout, comment il convient d’évoquer Proust, de l’aimer, de l’écouter. Certains de ses contemporains n’ont vu, dans sa folle entreprise, qu’une autobiographie aménagée ou des Mille et Une Nuits « rédigées depuis une loge de portier » (Barrès). D’autres, plus lucides, ont deviné sur-le-champ que cette œuvre renouvelait l’art du roman. Qu’aurait préféré Marcel ? Nul ne le sait. Disons, en guise d’excuse préalable, que les deux auteurs de ce livre ont pris, contre les expertises autorisées, le parti du caprice et de la simplicité. Intimidés par les centaines d’études consacrées à un écrivain qu’ils fréquentent par habitude et passion, accablés par les tsunamis de nouveaux commentaires que leur champion sus- cite quotidiennement, il leur est apparu que l’un des travers les plus fréquents de la liturgie proustolâtre consiste à diluer, sous une forme absconse et souvent vaine, ce que Proust a lui-même détaillé sur le mode de la clarté, de la drôlerie et de l’intelligence. C’est dire qu’on ne trouvera pas dans les pages qui suivent (sinon pour en rire) les extravagances pittoresques qui fleurissent dans certains cénacles accrédités. Proust est limpide. L’obscurcir serait une mauvaise manière de l’honorer. L’attrister par un surcroît de décryptages amphigouriques serait indigne de la jubilation qu’il procure.

De plus, la Recherche est une œuvre que tout proustien respectable doit lire au moins quatre fois dans son existence. D’abord, et par bribes, à l’adolescence, quand il n’a que l’intuition des vérités que ce livre recèle. Puis, si la littérature devient sa grande affaire, afin de satisfaire aux exigences d’un cursus. Quand, par la suite, survient son premier chagrin d’amour, il trouvera dans la jalousie de Swann, la décrépitude de Charlus, ou le cycle d’Albertine une profondeur, une puissance consolatrice, que les deux premières lectures ne lui avaient guère permis d’entrevoir. La quatrième lecture enfin, celle du dernier âge de la vie, sera, pour qui y consent, la plus décisive puisque tout, au crépuscule, se dépouille des petits enjeux de vanité ou de conquête.

Les deux auteurs de cet ouvrage, malgré leur différence d’âge, en sont, ensemble, à l’avant-dernière étape de ce processus. Et ils se réjouissent à l’idée de devoir croiser leur cher Marcel Proust encore une fois demain ? Tout à l’heure ? Plus tard ? Ils savent déjà, en tout cas, que la Recherche est un livre qui se transforme à chaque rendez-vous. Et que, relisant ses pages familières, ils liront sans cesse un livre nouveau et modelé sur l’état d’esprit mobile de qui s’y aventure. Ce privilège, glorieusement unique, assure à ce chef-d’œuvre une perpétuelle virginité qui autorise en retour qu’on s’en croie, à chaque assaut, le premier conquérant.

Alors, Contre Sainte-Beuve ? Ou pour Sainte-Beuve ? Ou encore, comme il est désormais prescrit, Tout contre Sainte-Beuve ? Les deux auteurs ont, à ce sujet, des sensibilités distinctes : l’un (se réglant en cela sur le bon sens) croit, malgré tout, que l’œuvre de Proust est utilement éclairée par sa biographie. L’autre (plus intègre, sinon plus moderne) tient pour acquis que celle-ci est, au contraire, irréductible aux péripéties qui l’ont vue naître, et que ce qu’il y a de plus intéressant chez Proust, c’est À la recherche du temps perdu. Il va de soi que celui-là n’a pas tort tan- dis que celui-ci ne saurait être démenti. Chacun, du coup, s’est fait un devoir de prendre son complice en défaut même si, par chance, la moindre des convictions avancées n’excluait jamais la conviction inverse qui lui était opposée. Au fond, ils n’ignorent pas, l’un et l’autre, qu’avec Marcel, l’illusion biographique est aussi vaine que l’illusion textuelle. Le grand écrivain s’est beaucoup diverti en jouant sa création sur les deux claviers de son orgue : il serait injuste de le contraindre, pour mieux l’entendre, à n’en choisir qu’un…

Ces deux auteurs, de surcroît père et fils, se sont donc bien amusés à se donner raison, puis tort, à mesure qu’ils se promenaient, ensemble ou séparé- ment, au hasard d’une œuvre qu’ils vénèrent depuis longtemps. D’où ce « Dictionnaire » partial, incomplet, désinvolte, sérieux, moqueur, amoureux qui s’abritera volontiers, en maints endroits, sous l’étendard de leurs joyeux désaccords.

 

Agonie

Commencer par ses derniers jours, ses derniers mots, ses dernières nuits? Telle est, paradoxale, l’exigence de l’alphabet qui, en la circonstance, coïncide avec les stratégies de résurrection proustienne : n’est-ce pas à l’épilogue du Temps perdu que le Temps retrouvé reprend ses droits ? Et vers les dernières pages de son livre qu’un Narrateur, enfin lucide et réconcilié, s’avise qu’il mourra moins en devenant un écrivain ? Pourtant, ses derniers instants dans l’appartement sans chauffage de la rue Hamelin furent un supplice. Là, en ce novembre qui fut le mois de la mort de son père, entre Céleste, son frère et le docteur Bize (dont le patronyme glace le sang, et qui aurait se nom- mer « Bise » afin d’offrir une émouvante symétrie au baiser du soir qui ouvre la Recherche), Marcel survit à peine à l’intérieur de son pauvre corps. Lui qui a commencé tant de lettres par un « je viens d’être mou- rant » (c’est ainsi qu’il s’excusait, à l’occasion, quand il tardait à répondre à un courrier) l’est véritablement. Ses bronches ne sont plus que du « caoutchouc cuit » la fièvre va et vient, on lui apporte de l’essence de café et quelques compotes qu’il repousse avec lassitude. De temps à autre, Odilon Albaret se précipite au Ritz pour y chercher des bières glacées qui seront l’ultime plaisir, l’ultime caprice, de Proust en ce monde. Un matin, le malade demande une sole (qu’il ne mangera pas) pour faire plaisir à son frère qui le veille avec un dévouement admirable. Puis on lui fait, malgré sa phobie des seringues, une injection de camphre qui exige que l’on soulève les draps de son lit. Céleste hésite, ose, elle voit les jambes nues de « Monsieur » pour la première fois, et conservera longtemps la honte d’avoir consenti à ce sacrilège. Dans un moment de brève lucidité, Marcel ordonne que l’on envoie, toutes affaires cessantes, deux gerbes de fleurs : l’une pour Léon Daudet ; l’autre pour ce docteur Bize qui est absent à cet instant. On songera peut-être au coq que Socrate, avant de mourir, fait adresser à Esculape même si le geste de Socrate visait à régler une dette (n’était-il pas guéri de cette maladie qu’il affectait de confondre avec la vie ?), tandis que celui de Proust n’est que l’ex- pression d’une courtoisie pleine de remords : il a été odieux avec son médecin, et tient à s’excuser avant de mourir.

Encore une fois, il veut reprendre son livre, n’y parvient pas, écrit un dernier mot, un dernier nom Forcheville »), puis pose définitivement sa plume. À 3h 30 du matin, son abcès au poumon se déchire, déclenchant aussitôt une septicémie. D’après Céleste, le délire le prend alors : Proust voit une « grosse femme noire » dans sa chambre la mort, sans doute. Ou sa mère, qui ne quittait pas la tenue de deuil depuis la disparition de son époux, et qui, sur la célèbre photographie elle pose entre ses deux fils, ressemble effectivement à cette « grosse femme noire » avec mâchoire brutale et regard éteint. Ou ce qui reviendrait au même cette femme « aux yeux tristes, dans ses voiles noirs » que Marcel avait admirée dans la Sainte Ursule de Carpaccio, et dont il confessa tardivement qu’« il ne lui eût pas été indifférent » que cette femme en deuil eût été sa mère. Très curieuse, tout de même, cette « grosse femme noire », car on eût imaginé une figure moins grossière à cet instant, mais Proust insiste : qu’on la chasse de sa chambre, cette intruse ! Céleste lui promet de monter la garde et Marcel, comme toujours, voudrait lui faire confiance. Il insiste cependant :« Non, non, Céleste, ne touchez pas à cette grosse femme… Elle est très grosse et très noire… Elle me fait peur… Nul ne peut la tou- cher… » Le reste de ses mots est inaudible. Ce qui est certain, c’est que l’agonisant, convoquant ses dernières forces, tire la couverture de son lit comme s’il voulait s’en recouvrir. Céleste a compris : dans son « pays », une antique sagesse dit que les mourants, avant de par- tir, « ramassent »… D’ailleurs, Proust meurt peu après. Les témoins sont formels : il n’a jamais dit « maman » avant de s’éteindre.

En revanche, il s’est adressé à son frère Robert qui s’excusait de devoir le faire souffrir en le déplaçant dans son lit : « Je te remue beaucoup, mon cher petit, je te fais souffrir ? » Et Proust de répondre : « Oh ! oui, mon cher Robert… » puis de se taire à jamais. La légende, qui surveille la scène, aurait préféré des ultima verba de meilleure tenue, mais c’est ainsi : la mort ne fait pas de littérature. Elle se contente des mots qui passent à sa portée.

Dans un ouvrage remarquable, Maman, Michel Schneider a longuement médité sur cette dernière syllabe « er » qui, si on veut bien l’entendre, désigne ce qui fit défaut, durant toute sa vie, à l’asthmatique qui prit congé en cette nuit de novembre 1922 : l’air.

Cette syllabe, on la retrouve, comme par hasard, dans la plupart des noms des personnages proustiens, et par deux fois (Recherche… perdu) dans le titre de l’œuvre ils naissent et meuren: Robert, Albertine, Guermantes, Bergotte, Verdurin, Vaugoubert, Berma, Cambremer, Gilberte… Nul ne prêtera, sans ridicule, une signification décisive à cette bizarrerie phonétique pourtant trop systématique pour être vraiment hasardeuse. Proust écrivit-il la Recherche pour mieux respirer ? La belle affaire…

 

© Plon / Grasset 2013

© Photo : DR

 

Quatrième de couverture > Depuis sa naissance, voici un siècle, l'œuvre de Marcel Proust n'en finit pas d'être assaillie par des hordes de puristes, de snobs ou de fétichistes, dont les exploits ont parfois gâché le pur bonheur de partir à la recherche du temps perdu ...

D'où ce Dictionnaire amoureux écrit à quatre mains et qui, n'en déplaise aux gardiens du temple, a pris le parti de traiter ce monument de la littérature avec la désinvolture (et l'érudition) qu'il mérite.

De « Rhino-goménol » à « Procrastination », d'« Amour » à « Inversion », de « Morand », « Madeleine » et « Cocteau » à « Spinoza »,« Ritz » et « Descartesb», les auteurs gambadent à la fois dans la Recherche et dans la vie de son créateur. Ils auront atteint leur but si cette encyclopédie fragmentaire et dictée par le plaisir avive par intermittence, chez ses lecteurs, le désir de (re)lire le plus grand écrivain de tout le temps.

Jean-Paul Enthoven est écrivain et éditeur. Raphaël Enthoven est professeur de philosophie. Ils sont père et fils.

 

Pages choisies par Anncik Geille

 

Jean-Paul et Raphaël Enthoven, Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, Plon, août 2013, 736 pages, 24,50 €

1 commentaire

Un excellent dictionnaire, avec en prime un questionnaire destiné à évaluer son degré de proustisme... ou de proustite pour les plus gravement atteints :