Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Marc Lambron. Extrait de : Tu n’as pas tellement changé


 EXTRAIT >

 

Sur la stéréo tournaient des disques de Terry Riley, de Klaus Schulze, et l’on courait au Palais des sports de Gerland pour entendre Led Zep- pelin ou les Pink Floyd. Je n’étais pas com- mode : bardé d’allergies, plein d’idéal, prêt à poser des mines dans les fortifications fami- liales. Mon jeune frère, qui ne rêvait que de poudreuse et de blousons en daim, ne com- prenait rien à cet aîné vénéneux. De sur- croît, j’essayais de l’endoctriner en  prêchant les découvertes de ma révolte, mettant en charpie la raison des familles à la lumière de Wilhelm Reich et celle du capitalisme  après une lecture expresse de L’idéologie allemande. On conviendra que c’était un peu abrupt. Philippe me tenait à distance, ou plutôt se tenait à distance de ce poison : j’étais un oiseau de malheur, d’autant plus incompréhensible que ces gesticulations ne m’avaientpas détourné d’une vieille habitude de bon fils, celle de l’excellence scolaire. Au lycée du Parc, il eut à subir des comparaisons Votre frère, lui… ») qui, outre qu’elles étaient sans objet, le renvoyaient par la voix des professeurs à l’exemple de ce boutefeu qui, à la maison, lui gâchait la vie.

 

Lorsque je quitte Lyon pour aller pour- suivre mes études à Paris, j’ai dix-neuf ans et Philippe en a quinze. Commencent des années je ne le verrai plus. Aujourd’hui encore, elles me restent énigmatiques. Mon frère, devenu l’unique fils de la maison, entre dans son secret. Le garçon poupin franchit sans mal les épreuves scolaires, s’affine, fait le choix d’une carrière : il sera  médecin. L’année de terminale, Philippe sort beaucoup, court les soirées, s’enivre de fêtes. À l’heure des inscriptions universitaires, il se cabre soudain, refuse la faculté de médecine, destin auquel son admiration pour le docteur C. semblait le  préparer, et  s’inscrit en droit. Philippe m’a dit plus tard qu’il avait fait un choix hédoniste : les années qu’il aurait consacrer à la préparation de l’internat lui paraissaient à l’avance  carcérales. Un refus d’obstacle, si l’on veut ; ou plutôt la certitude, que l’avenir se chargerait de ne pas démentir, qu’il fallait brûler d’abord et encore.

Ce Philippe-là, je ne l’ai guère connu. Des images d’alors, des propos ultérieurs m’aident à le cerner, sans que je puisse dessiner son profil, sinon sur fond de nuit. À dix-huit ans, il affiche une allure claquante, tenue qui vitriole à elle seule la garde-robe baba cool dont j’avais un temps fait ma spécialité. Il est devenu redoutablement élégant, presque un fondamentaliste du pli de pantalon. Les plus rangés de ses camarades de faculté me le diront : Philippe les sidérait par son classicisme intraitable. Beaucoup d’ascendant, de facilité, des cœurs de femmes après lui. Très beau.

 

© Grasset 2014

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > « Mon frère Philippe est mort le 17 juillet 1995, un peu avant midi, dans une chambre de l’hôpital de Villejuif. Il aurait eu trente-quatre ans une semaine plus tard. C’est le seul frère que j’ai connu, le seul que j’aurai jamais. L’image de Philippe allant vers sa fin n’existe en moi que par la brûlure qu’il a entretenue pendant des années, et qui dure encore. Pour parler de lui, pour aller vers lui, je suis contraint de revenir aux zones qu’il a éclairées et calcinées. Si grand soit l’amour, si fort le passé partagé, mon frère, à partir d’un certain moment, ne m’a plus été sensible que par la blessure. C’est à cette aune que je mesure combien je l’ai connu, combien je l’ai méconnu. On peut retracer de l’extérieur la vie d’un autre ; mais le deuil ne renvoie qu’à soi, oblige à retrouver en soi le souvenir de ce qui fut. »

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Marc Lambron, Tu n’as pas tellement changé, Grasset, janvier 2014, 144 pages, 15 €

1 commentaire

heu... si si, je m'excuse, mais depuis le splendide L'oeil du silence, mon cher Marc, tu as... ÉNORMÉMENT changé, diantre ! va falloir arrêter les photos de toi, ou alors fais un régime, je sais pas... non ?