Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Gilles Lipovetsky. Extrait de : De la légèreté


EXTRAIT >

 

Les idées : quel poids ?

Dans les démocraties hypermodernes, la révolution du léger s’exprime dans bien d’autres domaines. Sa puissance est telle qu’elle a fortement contribué à transformer jusqu’au rapport que nous entretenons avec la culture et la vie de l’esprit.

La première modernité s’est construite à partir d’une révolution dans la sphère des idées d’une ampleur sans précédent. Au cours de ce cycle, les idées de raison, de liberté, d’égalité, de nation, de progrès ont façonné un nouveau monde en apportant des fondements et des systèmes de légitimation inédits. L’univers qui a vu s’affirmer la théorie du primat des infrastructures matérielles est aussi celui dans lequel les superstructures idéelles ont joué un rôle constructif primordial. La modernité démocratique est inséparable du poids considérable des idées morales et politiques sur la vie sociale et historique. Ce sont ces nouveaux repères et systèmes de pensée qui ont brisé l’organisation holiste millénaire des sociétés, forgé les grandes religions séculières, inventé l’âge démocratique et la liberté des Modernes.

Sous-tendue par une nouvelle hiérarchie de valeurs et de nouvelles visions morales et intellectuelles, la modernité voit se développer les hymnes au pouvoir de la raison, la croyance dans le progrès, les mythologies de la révolution et de la Nation, la foi laïque dans l’émancipation humaine par les Lumières. La victoire sur la pesanteur « asservissante » du passé n’a été possible que par le poids lourd des idées modernes « révolutionnaires ». C’est porté par cet imaginaire antitraditionaliste et progressiste qu’ont pu se déployer le « sacre de l’écrivain », la gloire et le rayonnement moderne des intellectuels.

Nous sommes sortis de ce monde. L’époque hyper-moderne est celle qui voit reculer le rôle historique des grands conflits d’idées. Bien sûr, les affrontements d’idées n’ont nullement disparu : ils concernent même de plus en plus de domaines de la vie sociale et éthique. Plus rien ne va de soi, tout est en question, mais en même temps, les idées ont cessé d’apparaître comme ce qui peut changer radicalement l’ordre du monde : elles ne sont plus porteuses d’un avenir en rupture avec le présent, d’utopies historiques mobilisatrices. L’univers des idées politiques n’est plus promesse d’un nouveau monde et n’est plus considéré comme moteur du neuf : leur puissance a été détrônée par celle de la technoscience et de l’économie. De là, notre situation inédite marquée par le recul du prestige et de l’importance accordée à la vie intellectuelle. Les grands conflits de la modernité – libre pensée/catholicisme ; marxisme/libéralisme ; révolution/ réformisme ; fascisme/républicanisme – sont épuisés. Et même les grands « ismes »  (existentialisme, personnalisme, structuralisme, lacanisme) qui ont, il  y  a peu encore, électrifié les esprits, ont disparu ou continuent d’exister sans déchaîner de passions. Tout indique que nous vivons un nouvel âge de la vie intellectuelle.

 

La dévaluation de la valeur esprit

Même la pratique toute concrète du rapport au livre illustre le bouleversement en cours. On sait que le nombre de « grands lecteurs », ceux qui lisent plus de 25 livres par an, est sur une pente déclinante ; la lecture de curiosité recule au bénéfice des lectures utilitaristes ; le livre, chez les jeunes générations, apparaît de moins en moins comme la voie privilégiée de l’accès au savoir et à la connaissance. Le temps dévolu à la lecture chute également. Pour ne prendre que ce seul exemple spectaculaire, en trente ans, le temps hebdomadaire consacré par les Néerlandais à la lecture a chuté de 44 %, les jeunes entre 10 et 19 ans ne lisant plus que 12 minutes par jour (1).

C’est dans ce paysage que les livres de sciences humaines connaissent une crise sérieuse : le tirage moyen d’un ouvrage de sciences humaines est passé de 5200 exemplaires en 1996 à 2400 exemplaires en 2007 (2). Effondrement des ventes qui s’est pourtant effectué au moment où les effectifs des chercheurs et des enseignants du supérieur se sont très fortement accrus. N’est-ce pas ainsi un véritable « déchaînement de l’incuriosité (3) » dont nous sommes témoins ? Il est difficile d’échapper au sentiment que quelque chose de radicalement inédit s’est produit qui dépasse de beaucoup les inévitables changements de mode intellectuelle. À la vérité, nous sortons du long cycle enclenché à partir des XVIIIe et XIXe siècles : le moment « héroïque » du monde des idées, chargé de promesses radieuses, est derrière nous. Une étape supplémentaire dans la dynamique du désenchantement moderne a été franchie, une étape qui, elle aussi, exprime la victoire du léger sur le lourd.

D’autres phénomènes illustrent le changement en cours. En quelques décennies, la figure de l’intellectuel, qu’il soit de type prophétique, critique, engagé, a perdu la position de centralité symbolique qui était la sienne depuis les XVIIIe et XIXe  siècles. La vérité est que le pouvoir des intellectuels a cédé le pas à celui des médias : ce sont eux qui fixent les priorités dans les débats de société, eux qui lancent les célébrités en lieu et place des instances traditionnelles de consécration intellectuelle. À présent, les présentateurs de la télévision bénéficient d’une célébrité plus grande que les intellectuels. Le personnage de l’intellectuel peut continuer à prendre position sur les grandes affaires du monde et même être toujours reconnu comme tel, il n’en demeure pas moins que son influence sur la société se réduit à presque rien. À quoi se ramène le poids des intellectuels dans la vie culturelle et sociale d’aujourd’hui ?

L’intellectuel « imposait », il est maintenant synonyme de « prise de tête ». Et de quel prestige social bénéficie-t-il ? Nous aimons les stars, les champions du stade, les « créatifs » : les intellectuels, eux, suscitent l’indifférence. En entraînant la dissolution des idéologies de la révolution et de la Nation, ainsi qu’une extrême individualisation de la vie sociale, l’âge de la légèreté consumériste et médiatique a fait tomber le besoin des directeurs de conscience et des grands éclaireurs pour s’orienter dans la pensée, montrer la voie, instruire le prolétariat, protester contre les injustices du monde.

Plus largement encore, c’est la vie intellectuelle elle-même qui est de moins en moins capable de s’imposer comme modèle d’existence. La « valeur esprit »  dont parlait Valéry s’effondre tandis que monte la valeur du business, de l’argent, du  sport, du  divertissement, des loisirs. Avec plus ou moins d’intensité, l’idée chemine : toutes ces chaînes compliquées de raison, « à quoi bon ? ». Car qu’est-ce qui importe si ce n’est bien vivre ici et maintenant ? De là, une profusion de livres à visée thérapeutique et technique, cherchant moins à aider à comprendre qu’à résoudre les problèmes directs qui se posent à nous. Le plus important ne réside plus dans les clés supposées fournir la vérité ultime du monde humain social mais dans ce qui « marche »  et est directement utile à l’existence de chacun. On veut moins d’interrogations théoriques et plus de solutions en rapport avec la vie pratique et personnelle. Voici le temps du savoir instrumentaliste et de la philosophie-consolation, consacrant le régime light de la pensée.

Dans ce cadre, se multiplient les livres de vulgarisation, les dictionnaires, les « abrégés » de philosophie, les guides et autres petits manuels de philosophie à l’usage des enfants. Même les grands hebdomadaires publient régulièrement des dossiers « grands philosophes » : Aristote et Hegel en vedettes de l’été. Cette évolution signifie-t-elle l’entrée dans un âge d’inappétence intellectuelle généralisé ? Plus exactement, on veut savoir un peu tout sur tout et vite, avoir accès au complexe sans effort, le plaisir en plus. Dans la civilisation du léger, la curiosité intellectuelle demeure, à la condition que ce soit « vite fait » et sans « prise de tête ». Même le rapport à la haute culture se coule dans le moule du light.

 

Apprendre sans l’école ?

La révolution du  léger a réussi à créer un rapport inédit au savoir ainsi que de nouveaux modes d’acquisition des connaissances. Il y a peu encore, la transmission de la « culture »  s’effectuait à  travers l’action de diverses institutions centrales de la société : les traditions, la famille, l’église, l’école. Bien sûr, ces institutions « lourdes »  continuent de jouer un rôle notable, mais en même temps une masse de connaissances sont maintenant accessibles par des voies médiatiques beaucoup plus fluides (radio, télévision, internet). Nous sommes au moment où des pans entiers de ce que nous savons échappent au contrôle des autorités institutionnalisées puisque reposant sur des parcours personnels, des pratiques individuelles à la demande, des cheminements aléatoires propres à chacun. Avec la révolution du léger, l’acquisition du savoir tend à se délester du poids des encadrements collectifs lourds, des médiations traditionnellement dévolues à cette fin.

Simultanément, tout un pan de l’acquisition du savoir tend à s’affranchir de la pesanteur de la peine, du rébarbatif, de la lenteur. Avec la télévision, on prend connaissance de réalités en se distrayant et sans effort. Sur le Net, la recherche d’informations prend l’allure d’un papillonnage, d’un jeu de découverte souple et fun. Ce qui est contraignant et pesant est dorénavant déprécié au bénéfice du léger, du facile, du distrayant, de l’informel. Dans ce cadre, il devient de plus en plus insupportable de faire un effort soutenu pour accéder au savoir. Celui-ci doit être fourni à la seconde, en un clic ; tout doit être trouvé en peu de temps, à volonté, sans obéir à un programme fixé d’avance. Par les vertus de la légèreté numérique, le processus d’accélération a gagné le rapport aux connaissances : le savoir, tout de suite, quand je veux, comme un jeu et comme je veux. Un savoir en mode léger, une espèce de « gai savoir » mais, faut-il ajouter, aux antipodes de celui, « exigeant » et difficile, que célébrait Nietzsche.

 

1. Jean-Pierre Stroobants, « Pays-Bas : la lecture en danger ! », Le Monde, 4 octobre 2013.

2. Les ventes moyennes diminuent depuis plus de vingt ans : en 1980, il se vendait la première année 2 200 exemplaires de ce type d’ouvrages ; en 1988 on en était à 1 200 et à 700 en 1999.

3. Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, paris, Gallimard, 2002, p. 175.

 

© Grasset 2015

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > Nous vivons une immense révolution qui agence pour la première fois une civilisation du léger. Le culte de la minceur triomphe ; les sports de glisse sont en plein essor ; le virtuel, les objets nomades, les nanomatériaux changent nos vies. La culture médiatique, l’art, le design, l’architecture expriment également le culte contemporain de la légèreté. Partout il s’agit de connecter, miniaturiser, dématérialiser. Le léger a envahi nos pratiques ordinaires et remodelé notre imaginaire : il est devenu une valeur, un idéal, un impératif majeur.

Jamais nous n’avons eu autant de possibilités de vivre léger, pourtant la vie quotidienne semble de plus en plus lourde à porter. Et, ironie des choses, c’est maintenant la légèreté qui nourrit l’esprit de pesanteur. Car l’idéal nouveau s’accompagne de normes exigeantes aux effets épuisants, parfois déprimants. C’est pourquoi, de tous côtés, montent des demandes d’allègement de l’existence : détox, régime, ralentissement, relaxation, zen... Aux utopies du désir ont succédé les attentes de légèreté, celle du corps et de l’esprit, celle d’un présent moins lourd à porter. Voici venu le temps des utopies light.

 

Gilles Lipovetsky est né en 1944. Philosophe et sociologue, il est l'auteur, entre autres, de L’Ère du vide (Gallimard, 1983), De l'éphémère (Gallimard, 1987), des Temps hypermodernes (Grasset, 2004), et de L'Occident mondialisé (Grasset, 2010), traduits en vingt langues.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Gilles Lipovetsky, De la légèreté, Grasset, janvier 2015, 372 pages, 19 €

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