Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Philippe Le Guillou. Extrait de : Paris intérieur


EXTRAIT >

 

Que de fois j’ai franchi le seuil du 5 de la rue des Petits-Carreaux, que de fois je me suis posé là, au fond, dans mon box favori, sur la banquette recouverte de moleskine, avec le sentiment de réconfort et de paix que procure l’ancrage dans un lieu aimé. Je ne saurais dire ce qui m’avait attiré, la devanture ancienne, de bois verni, le store vert, la forme arrondie du zinc, le carrelage superbe qui l’habillait, les becs de gaz que l’on apercevait encore, les étagères avec leurs rangées de bouteilles comme dans les bars de Ménilmontant photographiés par Doisneau, l’agencement subtil des banquettes, le fond plus discret, séparé par une jolie demi-cloison de verre gravé, le beige passé des murs et les miroirs, les beaux miroirs avec ce qu’il faut de piqûres, de points noirs, les bouquets enfin, les gerbes de roses qui garnissaient l’entrée et accueillaient le visiteur, sur le comptoir et la compartimentation de bois entre deux box.

Le Rocher de Cancale, Le Centre Ville, Le Commerce, un peu plus bas dans la rue Montorgueil, avaient eu un temps mes faveurs, mais je les avais fréquentés comme cela, épisodiquement, sans passion, sans adhésion profonde. Dans aucune ville de France je n’ai ressenti ce que j’éprouvais lorsque j’entrais à La Grappe d’Orgueil, puisque tel était le nom de ce café qui avait conservé la totalité de son décor des années 1930 – et de son charme. Un plaisir doublé d’une paix, une joie sourde, l’impression curieuse d’être comme chez soi dans un lieu public, la possibilité de s’isoler intérieurement tout en observant les consommateurs fidèles, une sécurité savoureuse doublée du sentiment d’être relié enfin à un amont temporel de ces marges du Sentier.

Sans doute était-on un peu trop haut déjà dans la rue Montorgueil pour imaginer que les marchands et les clients des Halles disparues avaient eu un jour ici leurs habitudes les primeurs, peut-être, qui installaient leurs étals dans cette rue – mais c’était tout comme ; ils n’étaient pas physiquement là non plus, les souteneurs et les habitués de la rue Saint-Denis, les joueurs de poker, les hommes d’affaires louches, mais, plusieurs fois, alors que le soir tombait, dans l’entre-deux délicieux d’une fin de journée de printemps ou d’automne, il m’est arrivé de les deviner, en chair et en os, sirotant un pastis devant le zinc qui cachait en son bout l’escalier menant à la cave…

La Grappe d’Orgueil était initialement un bougnat et la fameuse cave avait abrité des réserves de charbon : on voyait encore, à la naissance de la devanture, la trappe qui permettait de monter l’aliment des poêles et des cuisinières de fonte. Le décor était parfait, intact, patiné et enfumé à souhait, et pourtant ce bar était tout sauf un décor. Les touristes auraient pu venir le photographier : par bonheur ils ne s’aventurent guère au-delà de la pâtisserie Stohrer, célèbre depuis que la reine d’Angleterre a visité en 2004 cette maison fameuse.

Un millénaire s’achevait quand j’ai poussé pour la première fois la porte de La Grappe d’Orgueil. Loïc, Hélène m’accompagnaient : aurais-je eu seul le désir d’entrer là, dans ce cercle qui m’avait tout l’air d’avoir ses fidèles et ses codes ? Certes il y avait le cadre, la patine, la beauté d’un bistrot authentique et qui vivait encore, mais l’endroit existait avant tout grâce à la présence de celle qui l’avait reçu de ses parents et le tenait à présent, une petite femme frêle, à la chevelure frisée, une sorte de fée rousse, vive, curieuse, liante, qui, très vite et sans savoir qui j’étais, mais simplement parce qu’elle avait observé que j’avais élu un box dans la petite arrière-salle, avait proposé, avec un beau sourire, d’y faire poser une plaque à mon     nom…

Telle était Dehbia – telle elle est encore, même si elle n’officie plus dans son antre de miroirs et de roses –, Kabyle par son père et Juive par sa mère, elle qui avait grandi dans ce quartier, connu la guerre d’Algérie et l’arrestation de son père soupçonné d’activisme, elle qui avait travaillé très jeune, et avait des bistrots et de leur clientèle une connaissance à toute épreuve, une science sensible qui faisait d’elle une maîtresse femme, une comptable experte, une hôtesse toujours capable de s’adapter à celui qu’elle servait, une fille du Sentier, de sa mémoire bigarrée et blessée, de ses mélanges, de ses alliances. Elle n’avait pas toujours été au 5 rue des Petits-Carreaux. Ses parents avaient d’abord tenu un café rue du Mail, d’autres adresses avaient suivi. Elle les avait encore accompagnés lorsqu’ils avaient repris La Grappe d’Orgueil, puis elle était partie, avait mis le bistrot en gérance, elle repartirait un jour. Sur les routes d’Espagne, d’Inde ou d’Algérie, à la recherche de la dessiccation du désert – et de la brûlure du  désir.

Il y avait parfois dans sa conversation, ses confidences, la tristesse d’une nomade enchaînée, d’une femme profondément éprise de liberté et soudain contrainte, liée par les obligations de son affaire, la nécessité de faire tourner la maison, de s’assurer des gains confortables pour payer les murs qu’elle avait rachetés à Georges Moustaki, l’envie d’amasser un capital pour s’offrir, le moment venu, une retraite et voyager enfin.

La petite fée rousse de La Grappe d’Orgueil s’en irait un jour. C’était écrit. Pour l’heure elle allait de table en table, recevait parfois ses proches au fond, s’installait avec des clients amis qu’elle confessait en opinant. Elle aimait les gens simples, les artistes, les blessés de la vie, les comédiens, les vieux piliers dignes dans leur ivrognerie, les excentriques qui passaient là parfois, bruyantes, un brin tapageuses : j’ai le souvenir d’une femme un peu folle qui alignait sur le comptoir les paires de chaussures qu’elle avait achetées, le même modèle dans une gamme chromatique très 1970. Elle détestait l’arrogance, l’impolitesse, la malhonnêteté, la facticité des bobos et leur propension à se sentir trop vite chez eux. Malgré sa frêle taille, sa fragilité apparente, elle pouvait se montrer rude, revêche, presque cassante. Des garçons et des serveuses l’assistaient, mais c’était elle qui donnait le ton. J’ai un peu raconté cette histoire dans un roman, Après l’équinoxe, imaginant qu’un jeune Breton esseulé prenait ses habitudes dans ce bistrot au début des années 1970. L’enseigne, dans mon livre, était devenue : « Le Bar d’Orgueil ». Mes amis et moi disions toujours : chez Dehbia. C’était un signe, un nom de code, le point aimanté de nos retrouvailles. Nous aimions tant être « chez Dehbia » qu’il nous arrivait même de nous agacer de ses absences prolongées – Madame disparaissait parfois de façon mystérieuse pour ses lointaines destinations –, ce qui avait le don d’irriter le personnel.

Il y avait les miroirs, les roses, la vue sans pareille sur le pavé de la rue des Petits-Carreaux mouillé par le crachin du crépuscule, cette joie d’être enfin comme au fond d’un refuge, d’un antre, presque d’un bistrot marin, à la lisière des flots noirs, derrière les volutes de fumée qui envahissaient encore – c’était dans l’autre siècle – le box du fond nous nous entassions, mais il y avait surtout la maîtresse des lieux qui, calculant son effet, arrivait toujours un peu tard, la tignasse bouclée passée au henné, avec des tailleurs ou des sacs très choisis, dans un souci d’élégance qui l’attachait surtout aux années 1930 ou 1950. Anne Malraux, qui habitait à cette époque en face, était là avec toute une troupe de théâtreux. Il y avait aussi cet homme seul, client régulier, et que nous surnommions le Comte de Paris pour sa ressemblance avec l’héritier des Orléans. Les jeunes des start-up voisines commençaient à coloniser l’endroit avec un brin de morgue, ce qui n’était pas de notre goût, ni de celui de Dehbia. Elle les connaissait tous, elle appelait tout le monde par son prénom et allait même jusqu’à téléphoner aux fidèles si elle observait une absence qui se prolongeait. Elle connaissait les maladies, les deuils, les intermittences, la vitalité qui s’éclipse, la mélancolie, la déréliction. Elle ne se contentait pas de donner à boire, même si l’ivresse, ici, était un premier baume.

Sous les miroirs de La Grappe d’Orgueil, les bières d’abbaye avaient une saveur, un velours, une couleur aussi qu’elles n’avaient pas ailleurs. Pas parce qu’elles remontaient des fûts tapis dans la cave de l’ancien bougnat, mais parce que se mêlaient à leur acidité légère le suc de ce refuge, les ombres que cachait l’eau des miroirs, les voix, les fumées, les silhouettes, les allées et venues de la grande guérisseuse, celle qui avait la sagesse, la patience d’écouter, d’accepter et d’entendre, et savait donner à l’anonyme qui était entré là, fuyant la pluie et le pavé gras de Montorgueil, le sentiment sans doute fugace que dans le vaste et froid Paris il était enfin quelqu’un.

 

© Gallimard 2015

© Photo : C. Hélie, Gallimard

 

 

Quatrième de couverture > Le quartier du Sentier, les environs de la Bourse, l'ancien domaine de la presse et du textile, ses rues étroites, la frontière des Grands Boulevards, l'éminence du Montorgueil, la rue Poissonnière par la­quelle les marées du Nord descendaient vers les Halles : ce vieux Paris, central et secret, se dévoile au cœur d'une exploration qui est bien plus qu'une cartographie nostalgique du IIe arrondissement.

Paris intérieur est le carnet d'un marcheur attaché à cet espace stratégique, contigu à l'ancien « ventre de Paris ». Il se déploie au rythme de promenades, de déambulations poétiques, attentives au présent, aux nouveautés, au passé aussi, toujours vivant et comme en filigrane. En une vingtaine d'années, le visage du quartier a changé, mais les fantômes, les souvenirs, les grandes figures surgissent au hasard des boutiques, des cafés, des rues, de leurs noms, de la part d'histoire qui leur est associée. Paris intérieur est le livre d'un piéton, à la suite de tant d'autres, qui chemine dans un territoire connu, habité ; c'est un certain regard aussi, personnel, porté par une émotion, un attachement à la capitale, à sa mémoire et à son imaginaire.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Philippe Le Guillou, Paris intérieur, Gallimard, coll. « L’Arpenteur », février 2015, 88 pages, 9,90 €

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