Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Alain Jaubert. Extrait de : Casanova L’aventure


EXTRAIT >

 

Histoire de ma vie est un très long roman lui-même composé d’une suite de grands récits entrecoupés de « petits romans». Les récits sont d’abord les étapes de l’initiation du jeune homme aux côtés de femmes enchantées. C’est Bettine qui ouvre la série et qui en apprend long à Giacomo sur l’hystérie féminine. Puis l’époque Nanette et Marton, où les trois jeunes gens perdent ensemble leur virginité, dans la clandestinité la plus douce. Ensuite la rencontre avec Bellino-Thérèse, épisode sensationnel, découverte des mystères de la sexualité et du camouflage. Le roman avec Henriette, l’une des plus belles et des plus tendres histoires de la vie de Casanova. Lucrezia, ou comment le paradis est là, à portée de main, sans effort. C.C. et M.M., grandes aventures érotiques au prix de ruses savantes et sous la menace cette fois de terribles périls. Chaque étape est un pas de plus dans l’univers féminin, Giacomo en mesure les richesses comme les dangers. Sa science va devenir immense, parfois même démoniaque...

Il se tient toujours prudemment à la lisière entre le féminin et le masculin. Après sa grand-mère, il sera toujours guidé par de « bonnes fées » qui veillent sur son destin. Cette mystérieuse Madame Manzoni qui garde ses papiers quand il est en voyage, Silvia Balletti qui l’accueille avec amour dans sa famille de Comédiens-Italiens, Henriette qui le fait soigner par sa servante, la marquise de Pompadour qui intercède en sa faveur, la marquise d’Urfé qui subvient six ans durant à ses besoins, la Dubois, sa bonne, qui s’occupe si tendrement de lui, la comtesse Clary qui, dans les dernières années, soutient son vieux voisin.

 

Il a compris que toutes ces femmes s’ennuient profondément. Vierges enfermées dans des couvents par leurs parents, mariées plus ou moins recluses, femmes oubliées, tyrannisées par les lois, leurs familles, leurs maîtres ou leurs amants, il suffit de très peu pour les faire sortir de cette mélancolie qui est leur lot. Les femmes perçoivent vite qu’elles sont en présence d’un homme peu ordinaire. Avec Casanova, pas d’ennui, pas de tristesse, pas de ressentiment, pas de sentimentalisme, pas même de mélancolie, la désinvolture, la dilapidation, les jeux, les plaisirs... Il leur raconte les épisodes de sa vie, il les habille, il les fait jouer avec lui, il leur offre des bijoux, il se préoccupe de leur sort, il les aide parfois à s’évader. Elles l’aiment parce qu’il les distrait et qu’elles savent grâce à lui qu’une autre vie peut exister, que l’aventure, même sexuelle et dangereuse, vaut mieux que toutes ces morosités qui ne mènent qu’à la mort. Casanova aime les femmes, il applique à la lettre l’injonction de Diderot, dans son essai Sur les femmes, à l’adresse d’un mauvais littérateur : « Monsieur Thomas, quand on veut écrire des femmes, il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel et secouer sur sa ligne la poussière des ailes du papillon. Il faut être plein de légèreté, de délicatesse et de grâces. »

Il aime tant les femmes que, tel le personnage de Mozart, il les sent et même les voit avant même qu’elles n’apparaissent :

 

DON GIOVANNI : Zito ! Mi pare sentir odor di femmina ! LEPORELLO : Cospetto ! Que odorato perfetto !


DON GIOVANNI : All’aria mi par bella.


LEPORELLO : E che occhio, dico !

 

Romancier-mémorialiste, Casanova a une imagination sans limite lorsqu’il invente des prénoms, des diminutifs ou des pseudonymes à ses personnages. Il ruse parce que dans sa vie, sa vraie vie, reviennent sans doute souvent les mêmes prénoms, trop courants à l’époque, Catherine, Marie-Catherine, Marie-Madeleine, Thérèse, les saintes les plus populaires... Le catalogue don giovannesque est donc merveilleusement choisi, varié, poétique, et laisse rêveur tout lecteur. Osservate leggete con me... Bettine, Angela, Nanette, Marton, Lucie, Javotte, Ancilla, Thérèse, Juliette (ou Giulietta), Marine, Cécile, Henriette, Caterina, Marie-Mathilde, Barbaruccia, Lucrezia, Mariuccia, Guillelmine, Manon, Véronique, Victoire, Augusta, Angélique, Jacomine, Barberine, Coraline, Camille, Louison, Clémentine, Hélène, Redegonde, Adèle, Annette, Esther, Lia, Fanny, Betti, Marie-Anne, Armelline, Scolastica, Ermeline, Ancilla, Rosalie, Pauline, Mellula, Anna, Agathe, Charlotte, Christine, Anna-Maria, Zénobie, Émilie, Gabrielle, Éléonore, Marie-Catherine, Marie-Madeleine, Ignacia, Irène, Marguerite, Leonilda, Marcoline, Zaïre, Ursula, Sara, Adélaïde, Sophie, Louise (dite Lolotte), Mimi, Raton, Brigida, Antoinette, Marie-Rose, Nancy, Callimene, Vicenza, Maton, Carline, Merci, Viscioletta, Nina, Tonine, Rose... il y en a quelques dizaines ainsi pour notre plus grand bonheur. Beaucoup de ces prénoms proviennent de romans, de poèmes ou de chroniques du temps... d’autres sont cueillis ici ou là, au hasard. La plupart de ces femmes sont restées à jamais inconnues, il faut les imaginer d’après les portraits de Watteau, de Rosalba Carriera, de Tiepolo, de Quentin de La Tour, de Fragonard, de Boucher, de Nattier.

Et il y a aussi celles qu’il dissimule sous des initiales, Mme F., Mme de F., Miss XCV, la marquise G., M.D.R., M.F., M.M., C.C., la comtesse A.B., Mme XX, la seconde M.M., Mlle P.P., les marquises cousines F. et Q., Mme Z. ... Quelques-unes ont échappé à l’anonymat, telle Giustiniana Wynne, Miss XCV, qui deviendra femme de lettres et connaîtra une petite renommée. Les autres donneront du travail à plusieurs générations de casanovistes.

Et encore les autres, les aventurières qui, comme lui, sont parties à la conquête de l’Europe, et qui auront des destins plus ou moins heureux, parfois désastreux ; même si elles possèdent de vrais noms et de vrais prénoms, elles ont laissé derrière elles seulement des appellations. Elles sont la, étrange article, à la fois mépris et distinction, mise à distance et célébrité. On réserve le « la » aux actrices, aux cantatrices, aux courtisanes : la Cavamacchie, la Tintoretta, la Catai, la Binetti, la Durant, la Corticelli, la Baret, la Vestris, la Valville, la Castel-Bajac (qui est aussi la Blasin), la Soavi, la Lambertini, la Brigonzi, la Pantaloncina, la Denis, la Belucci, la Pichona, la Toscani, la Rufin, la Bastoncina, la Barberina, la Venezianella, la Dangeville, la Bontemps, la Santina, la Cuochetta, la Faustina, la Lépi, la Galguilla... Flore merveilleuse !

Et enfin toutes les anonymes, la mariée effrayée par l’orage, la belle Esclavone du fort Saint-André qui lui donne sa première vérole, l’esclave grecque du lazaret d’Ancône, la femme du tisserand enlevée par la bande de vauriens et qui les remercie d’avoir été violée par eux tous, la belle malade blanche comme marbre, qui n’a pas ses « fleurs », et que Giacomo ramène à la vie...

Personne ne manque, ni paysannes, ni femmes de chambre, ni comtesses, baronnes ou marquises... Et, on peut le dire avec Mozart et Da Ponte, « sua passion predominante è la giovin principiante... » Seules peut-être, si l’on s’en tient au catalogue de Leporello, les princesses sont absentes. Il a bien une idylle avec Louise-Henriette de Bourbon Conti, duchesse de Chartres, qui deviendra d’Orléans à la mort de son beau-père, le fils du Régent. Mais rien ne se conclut : « J’étais amoureux d’elle à la folie, mais je ne lui ai jamais donné le moindre indice de ma passion. Une pareille bonne fortune me paraissait trop grande : j’avais peur de me voir humilié par un mépris trop marqué, et peut-être étais-je un sot. » Il les a aimées, il a couché avec elles ou bien il n’a pas réussi, ou encore il les a seulement désirées de loin, il a été amoureux mille fois, il en a présenté à ses amis, il les a mariées, il s’est toujours préoccupé de leur destinée, il vogue de femme en femme, il est un maquereau angélique...

 

Ce qui ne l’empêche pas d’être souvent passionnément amoureux. De retour à Venise après son premier séjour à Paris, Casanova reprend sa vie oisive au palais Bragadin. Il fait la connaissance de «C.C.», en réalité Caterina Capretta. Elle a quatorze ans, Giacomo vingt-huit, juste le double. Amour tendre puis fou. Les deux jeunes gens se rencontrent dans des jardins, à l’opéra, au théâtre, enfin dans une chambre. Rendez-vous secrets sur la place des Saints-Apôtres. Giacomo charge le sénateur Bragadin de demander la main de Caterina au père Capretta. Refus net du père qui fait aussitôt disparaître la jeune fille. Giacomo est au désespoir. Il finit par apprendre que Caterina est enfermée au couvent Sainte-Marie-des-Anges, au nord de l’île de Murano. Il y vient à la messe tous les dimanches pour être vu, de loin, par sa fiancée. Les parloirs sont alors de grands lieux de rencontres et d’intrigues. On y joue du théâtre ou des marionnettes. On y reçoit des amis. On y boit le café et le chocolat.

On y colporte les ragots de la ville. Giacomo y organise des fêtes. Il attire l’attention d’une autre religieuse, M.M., amie de C.C. M.M. («aime-aime»!) est une aristocrate d’une grande liberté de mœurs. Elle écrit à Casanova. Ils vont se rencontrer et une aventure compliquée mais savoureuse commence. Ils se retrouvent pour des séances voluptueuses dans un casin dont dispose M.M.

« Je me suis élancé entre ses bras brûlants, ardent d’amour, et lui en donnant les plus vives preuves pour sept heures de suite qui ne furent interrompues que par autant de quarts d’heure animés par les propos les plus touchants. Elle ne m’apprit rien de nouveau pour le matériel de l’exploit ; mais des nouveautés infinies en soupirs, en extases, en transports, en sentiments de nature qui ne se développent que dans ces moments-là. Chaque découverte que je faisais m’élevait l’âme à l’amour, qui me fournissait des nouvelles forces pour lui témoigner ma reconnaissance. Elle fut étonnée de se reconnaître pour susceptible de tant de plaisir, lui ayant fait voir beaucoup de choses qu’elle croyait fabuleuses. Je lui fis ce qu’elle ne croyait pas permis d’exiger que je lui fisse, et je l’ai endoctrinée que la moindre gêne gâte le plus grand des plaisirs. Au carillon du réveil, elle éleva les yeux au troisième ciel, comme une idolâtre pour remercier la mère et le fils de l’avoir si bien récompensée de l’effort qu’elle avait fait quand elle me déclara sa passion. »

 

© Gallimard 2025

© Photo : C. Hélie

 

 

Quatrième de couverture > Comment écrire sur Casanova, qui s'est lui-même chargé de tout dire sur ses aventures, périlleuses, amoureuses, rocambolesques, dans Histoire de ma vie ? Jaubert relève brillamment le défi en un récit composé d'une trentaine d'historiettes, pièces de théâtre, dont Casanova est le héros, faisant fi de la chronologie et empêchant ainsi l'ennui dont son sujet aurait eu horreur. L'insatiable curiosité de l'auteur ne se hausse jamais du col et permet de décrire, au détour d'une phrase, une anecdote incroyable, une nouvelle péripétie. Venise est partout, dans ses prisons où Casanova a tant souffert, dans les gondoles, dans les bordels, dans les salons où l'on pratique la magie. Casanova est hanté par le sexe et l'on découvre cent portraits vifs de jeunes charmeuses. Mais il manie l'humour avec verve, même à ses dépens. Le corps est là, décrit dans ses fonctions les plus nobles comme les moins ragoûtantes. Le lecteur est bousculé par ce fil sans cesse rompu, repris, rabouté, et est entraîné inexorablement dans un univers de poète, un peu truand, drôle, souvent sentimental. Venise au XVIIIe siècle sert de toile de fond à ces tableaux. Les récits d'Alain Jaubert forment un portrait diffracté, inoubliable, d'un homme extraordinaire, un prince des Lumières fragile et attachant.

 

Réalisateur de nombreux films sur l'art, Alain Jaubert est l'auteur de la série "Palettes", diffusée dans le monde entier. Depuis Val Paradis, bourse Goncourt du premier roman il a publié plusieurs romans, dont Au bord de la mer violette en 2013.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Alain Jaubert, Casanova L’aventure, Gallimard, septembre 2015, 304 pages, 20,50 €

 

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