Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean-François Bouthors. Extrait de : Petit éloge du catholicisme français


EXTRAIT >

 

Trente-cinq ans plus tard, on mesure les dégâts de cette charge violente : l’Église de France est à la peine. La sécularisation n’a pas été endiguée. Il semblerait plutôt que la parole pontificale ait pris le tour d’une prophétie auto réalisatrice, avec des effets considérables. Ce pape trop sûr de lui, enivré par le formidable succès de son voyage en Pologne un an auparavant, et par les effets qui commençaient à s’y faire sentir (on était à quelques semaines des grèves de Gdansk qui verraient la naissance du syndicat Solidarność), avait-il pensé faire de la France, par un électrochoc, une Pologne de l’Ouest ? Espérait-il déclencher cette sorte de « mai » catholique qu’avait tant attendu Maurice Clavel ? En fin de compte, ce jour-là et par les nominations qui ont suivi au fil des ans, il a jeté le trouble et semé la division, pour longtemps, jusque dans l’épiscopat.

Le catholicisme français est, depuis lors, à hue et à dia entre ceux qui rêvent de restauration sur ce qu’ils considèrent comme les ruines de Vatican II (qu’ils connaissent bien peu) – et ceux qui cherchent comment raviver l’espérance née du même Concile. À bien des égards, c’est un conflit de générations. La jeunesse séduite par la rock star pontificale, par « l’athlète de Dieu », comme disait à l’époque ce bon et très estimable Mgr François Marty, cardinal archevêque de Paris, quand elle n’a pas très vite oublié ses élans d’enthousiasme, n’a pas tardé à conclure que le travail de ceux qui l’avaient précédée ne valait rien. Du passé, faisons table rase ! Si 68 avait contaminé l’Église, c’était peut-être d’abord par cette poussée éradicatrice… Si vous parcourez la blogosphère catholique, vous verrez que cette tendance « khmer rouge » y exerce un bien curieux magistère, manipulée en arrière-plan par des gens qui poursuivent clairement des objectifs politiques qu’il faut bien qualifier de réactionnaires.

L’intolérance religieuse catholique qui sévit en France ne connaît probablement pas d’équivalent dans les autres pays européens. Si la délation à Rome était un sport, ne doutons pas qu’un podium olympique échoirait aux Français, sans coup férir. D’où cette petite « marée noire » que j’évoquais plus haut, le retour non seulement du « clergyman », mais de la soutane, celui des rites de dévotions, la remise au gout du jour du vieux catéchisme, paré des couleurs « modernes » de la « com », la réanimation par certains de la très poussiéreuse théologie des fins dernières, bref, le cap mis sur la religion d’avant Vatican II et sur une Tradition qui doit plus au XIXe siècle qu’au génie des Pères de l’Église, d’Ignace de Loyola et de Jean de la Croix.

Cette intolérance, qui s’apparente à une talibanisation, s’est manifestée dans le champ culturel, par un prurit d’indignation qui se développait dès qu’une œuvre, une pièce de théâtre, un film, une série télévisée pouvait sembler « offenser » les convictions chrétiennes, et surtout, disait-on à l’envi, celle des plus faibles. En réalité, le souci de la foi du charbonnier passait loin derrière une stratégie délibérément médiatique : tout ce qui pouvait permettre d’occuper le terrain était bon à prendre d’assaut. Face à ces méthodes d’intimidation, le clergé catholique, depuis trop longtemps éloigné des productions culturelles autres que la télévision, pris de court, finissait presque toujours par céder a l’argument de la défense du bon peuple et des valeurs chrétiennes.

Les dividendes de cette politique, car c’en est une, on a pu les mesurer avec la Manif pour tous. Il ne fut pas très difficile de faire croire à beaucoup des pratiquants réguliers que la loi visant à ouvrir le mariage aux couples composés de deux personnes du même sexe, faisait courir le risque d’un « changement de civilisation », et de réduire le débat à des affrontements de slogans. Avec une erreur de perspective déplorable, des pasteurs – c’est une des définitions de la charge épiscopale – ont cru pouvoir saisir l’occasion pour mobiliser un troupeau catholique désorienté par les conséquences, qui se font désormais lourdement sentir, de la raréfaction des prêtres, des religieux et religieuses et même des laïcs engagés dans la vie des paroisses. N’était-ce pas l’occasion de manifester que si les fidèles étaient désormais minoritaires dans la société française, cette minorité-là était capable de faire une démonstration de force ?

Peut-être même quelques-uns ont-ils espéré inconsciemment tourner la triste page des crimes pédophiles commis par des prêtres et souvent couverts par la hiérarchie qui préférait l’omerta à la transparence.

On ne pouvait faire davantage fausse route. Tout d’abord, la Manif pour tous n’a pu, comme c’était prévisible, empêcher le vote de la loi. D’où un sentiment profond d’impuissance, parmi ceux qui avaient sincèrement cru défendre leur foi, sans être tous, tant s’en faut, de furieux rétrogrades et des homophobes rabiques. D’où, encore, l’identification du catholicisme français a un ramassis de réacs, de ringards, d’incultes et de nostalgiques de la « Vieille France ». Identification absurde, bien sûr, mais dévastatrice : d’un côté la parole catholique est instrumentalisée par une partie de la classe politique – grosso modo de l’extrême droite au centre droit –, de l’autre elle est déconsidérée par ceux qui s’interrogent sur la manière de répondre aux multiples défis contemporains.

La jeunesse, à l’exception d’une toute petite minorité (souvent socialement privilégiée), ne voit dans ce catholicisme-là, comme dans le visage que présentent bon nombre des paroisses françaises – parce que l’Institution, dans son costume actuel, est à bout de souffle – aucune raison de s’y engager. Elle n’y entend pas la moindre parole de vie et, désormais, elle n’en attend plus rien.

Tel était le paysage avant l’élection du pape François, quelques semaines avant le vote définitif de la loi sur le mariage pour tous. Ou plutôt tel était ce qui se voyait en surface. Ce qui occultait, me semble-t-il, une réalité plus profonde.

J’ai souligné cette étrange particularité française : les grandes figures catholiques de la fraternité, au XXe siècle, à l’exception de Mère Teresa, sont liées a la France. Ajoutez-y, sans les baptiser contre leur gré, les French doctors : Médecins sans frontières, Médecins du Monde… car ils s’inscrivent dans un courant qui doit beaucoup à la culture judéo-chrétienne, dont le catholicisme français fut le principal vecteur. Voyez l’étonnante vitalité du Secours Catholique, du CCFD, de l’ACAT. Observez la présence de nombre de chrétiens, religieux, religieuses, laïcs, dans les mouvements de solidarité avec les immigrés, les sans-papiers, les sans domicile, les chômeurs…

Ceux-là n’étalent pas leur catholicisme devant les caméras, ils ne brandissent pas la croix dans les manifs. Ils se soucient moins du devenir de l’Institution que du bien de ceux dont ils se font les prochains. Et ils ont raison : Jésus, dans l’Évangile, ne dit pas autre chose : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné en plus » (Matthieu 6, 33). Ce ne sont pas des obsédés du résultat, de la rentabilité « missionnaire », ils ont appris à dissimuler a leur main droite ce que donnait leur main gauche et réciproquement…

Ils croient dur comme fer à la force de l’amour et à la nécessité impérieuse de la justice… Dans la ronde médiatique contemporaine, tout cela passe généralement inaperçu. Parfois, cet entêtement de l’amour fait sortir une Geneviève de Gaulle du bois, mais ce n’est pas pour faire la réclame de la « boutique catho », mais pour servir du mieux possible les pauvres, pour leur prêter sa voix.

Avant François, après le passage de Jean-Paul II, en apparence, tout cela n’existait pas. Ou si peu, en arrière-plan. On le sortait de temps à autre de l’obscurité pour une opération de communication destinée, non pas tant à renforcer l’action menée qu’à montrer que l’Institution n’avait pas perdu sa fibre sociale et qu’elle ne se bornait pas à dénoncer la sécularisation, le matérialisme et l’hédonisme d’une société « sans Dieu ». Ou on tentait de le ramener vers une « annonce explicite » de l’Évangile, dans une sorte d’instrumentalisation de la charité au prétendu bénéfice de la mission apostolique, inspirée par le modèle des Églises fondamentalistes américaines !

François a surpris, en appelant les chrétiens à aller vers les « périphéries », là où souffrent des hommes et des femmes, à se tenir – sans brandir son crucifix ou son chapelet – sur les frontières de tous genres où le monde joue son avenir. Il a surpris en reprenant à frais nouveaux l’intuition pastorale de Vatican II, celle de Gaudium et Spes, grand texte conciliaire qu’il était de bon ton, parmi la « génération Jean-Paul II, revisitée Benoît XVI », de considérer au mieux comme désuet, au pire comme hérétique. Les premières lignes de cette « constitution pastorale sur l’Église dans le monde » méritent d’être relues :

« Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout, et de tous ceux qui souffrent sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. (…) La communauté des chrétiens se reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire. »

Cette réorientation est si manifeste que la parenté de la récente encyclique Laudato Si, promulguée par François, avec Gaudium et Spes a été immédiatement soulignée par les commentateurs compétents. Le nouveau pape change donc la perspective, il déplace le projecteur, il éclaire ce qui restait dans l’ombre, enfoui, en attente de pouvoir porter du fruit.

 

© Les Nouvelles éditions François Bourin 2015

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > Dans ce livre de parti pris vigoureux, Jean-François Bouthors prend le contrepied de l’idée que le catholicisme français serait, selon les uns, une citadelle assiégée, ou, selon d’autres, un « vieux truc dépassé ».

À travers son histoire, il a su imposer non une morale, mais un souffle libérateur. À la manière du Pape François, il affirme ainsi son actualité. De Saint Bruno à Jeanne d’Arc, Sainte-Thérèse, Péguy, Charles de Foucauld, Sœur Emmanuelle, l’Abbé Pierre, et quelques autres, le catholicisme français a montré qu’il était capable de surprenantes insurrections et résurrections.


Ancien journaliste à La Croix, éditorialiste à Ouest-France, éditeur et écrivain, Jean-François Bouthors appelle à une « Église de plein-vent, ouverte et curieuse du monde » dans la grande tradition du catholicisme français.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean-François Bouthors, Petit éloge du catholicisme français, Les Nouvelles éditions François Bourin, octobre 2015, 150 pages, 18 €

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