Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Karine Tuil. Extrait de : L’Insouciance


EXTRAIT >

 

Ce n’est pas une décharge de chevrotine, ça ne vous tue pas, peut-être, mais ça déforme, ça détruit, lentement, froidement, comme une substance toxique et irradiante, mutant vers quoi ? Un être supérieur, cuirassé, stoïque, rien ne l’ébranle, rien ne l’affecte, un de ceux qui résistent, un dur, blindage métallique, les yeux décavés à trop contenir l’effroi, il ne montrera rien, ne dira rien, impassible, non, ça va, ça va aller, pas de plaintes, pas comme Ceux-qui-tombent, Ceux-qui-lâchent, Ceux-qui-cèdent-à-la-peur, dédorant leurs propres portraits : on n’est pas à la hauteur, on n’est pas capables ; c’est brutal, violent, ça déchire la surface, abrasion définitive, certains disent un-coup-sur-la-tête, une accélération suivie d’une projection accidentelle, un choc frontal, une fragmentation – c’est ça l’épreuve, la vraie, touchez, vous êtes à vif, c’est l’expérience de la douleur et personne n’y est préparé, personne. Ça surgit à tout moment, ça surprend, c’est traître ; vous avez des ambitions, des rêves, des projets – la trilogie de la construction personnelle –, vous aimez, êtes aimé peut-être, concomitamment, quelle chance, profitez-en, ça ne durera pas, soudain la roue tourne, c’est votre tour, et vos protestations n’y changeront rien, avancez en rangs serrés, entrez dans la zone de turbulences, entrez dans la cage, il y a de l’animalité dans l’épreuve, vous renoncez à votre urbanité, au caporalisme agressif, vous renoncez à la tyrannie des apparences, à l’effervescence, l’adolescence – l’incandescence, c’était hier –, plus rien n’a d’importance passé la reddition, la vie, c’est ça, un apprentissage de la perte, mais Romain Roller avait l’habitude, la peur, il avait fini par l’apprivoiser, il avait été formé pour ça, et à l’âge où ses amis vivaient de petits boulots, devenaient vigiles, chauffeurs, entraîneurs sportifs, à l’âge où, de l’autre côté du périphérique, des ambitieux préparaient leur avenir professionnel comme une capitalisation à long terme, Romain Roller avait rejoint l’armée, le groupement des commandos de montagne affilié à un bataillon de chasseurs alpins pour finir par obtenir le grade de lieutenant, et tout ça pour se retrouver où ? Au Kosovo, à Mitrovica, où il avait vu des victimes brûlées, s’échappant de leurs maisons incendiées par l’explosion de cocktails Molotov, se jetant par les fenêtres, tentant de survivre par tous les moyens car personne ne veut mourir, c’est tout ce qu’il avait appris à la guerre, rien d’autre... En Côte d’Ivoire, à Bouaké, où un campement de soldats français en mission pacifique avait été bombardé par un avion de l’armée du président ivoirien, causant la mort de neuf soldats français et d’un Américain... En Centrafrique, où des cadavres gisaient, putréfiés, dépecés à coups de machettes, des mouches grosses comme des olives voltigeant autour dans un bourdonnement de scie électrique, des familles entières – hommes, femmes, enfants – victimes de guerres ethniques, et après ça, vous pensez être blindé, vous êtes encore capable de vous endormir sans somnifère, sans alcool, sans être réveillé en pleine nuit par des images de charniers, vous avez des envies, du désir, vous sortez, vous parlez, oui mais jusqu’à quand, jusqu’à quand ? Car vous aurez beau tâter toute la misère du monde, tant que vous n’avez pas connu l’Afghanistan, vous n’avez rien vu...

 

L’enfer afghan... Écrasé par la nature, sa complexité, ses cavités secrètes, sa rusticité, tout ce que votre ennemi maîtrise et qu’il vous faudra apprivoiser car il connaît la région mieux que vous ne la cernerez jamais : les vastes pentes vallonnées percées de ravins avec, en toile de fond, les sommets crayeux de l’Hindou Kouch ; les nuits piquées d’étoiles, un paysage de carte postale ; la zone verte hérissée de vergers touffus, rameux, sa verdure exubérante dans laquelle vous vous enfoncez en priant pour qu’un tir ne vienne pas vous trouer la tête, et ça ne manque pas, les tirs tombent, les roquettes fusent, vous ne voyez rien, votre adversaire se carapate, tapi quelque part, tranquille, tout ce qu’il veut, c’est bouffer de la viande, ce pays, c’est une bombe, vous comprenez ? Et tout le monde a le doigt posé sur le détonateur : le taliban embusqué qui attend que vous vous pointiez ; le guetteur posté devant votre base et qui demande à vous parler dans un sabir qui ajoute à la panique ; l’enfant qui s’avance vers vous avec un regard à vous fendre l’armure, sans que vous soyez capable de savoir s’il a un flingue chargé dans son short ou s’il veut juste un bonbon ; l’agriculteur qui ramasse ses prunes sucrées et juteuses et vous en propose une, hum, ça vous tente, et là vous ne savez pas quoi faire. La refuser ? C’est l’humilier ; dans un pays régi par le code d’honneur, c’est en faire un futur insurgé. L’accepter ? C’est peut-être prendre le risque de recevoir une autre prune, en plomb celle-là, mais la perspective de passer trente-cinq fois sur le billard vous fait trembler, vous refusez ; l’Afghan qui est au téléphone en pleine rue au passage d’un convoi allié, qui appelle-t-il ? Son portable est peut-être un activateur de bombes à distance, et comment faire la différence, de là où vous êtes, vous ne discernez rien, et quelle décision prendre : le regarder sans réagir ? Le descendre en pleine rue ? Votre combat est légitime, moral, légal. Le soldat de l’armée afghane que vous êtes censé former, ce type doux et affable auquel vos hommes apprennent sans relâche à manier une kalach, êtes-vous sûr qu’il n’est pas un insurgé infiltré ? Qu’il ne va pas retourner son arme contre vous au cours d’une mission ou vous tuer pendant votre sommeil ? Êtes-vous certain qu’il ne va pas vous planter une hache dans la tête comme Roller avait vu un homme le faire au cours d’une réunion de chefs afghans – BANG ! Un coup dans le crâne d’un Canadien de vingt-cinq ans, sa cervelle a éclaté sur eux ! Durant le trajet de retour à la base, personne ne parle, chacun fait le mort, non, ils ne voient pas – ils ne veulent pas voir – que des lambeaux de chair maculent leurs vestes et leurs cheveux ; non, ils ne voient pas – ils ne veulent pas voir – que le plus solide d’entre eux tremble comme s’il était placé sur une plaque vibratile, et Roller rappelle les ordres de mission, c’est ça le sang-froid, c’est ça la maîtrise, il leur rappelle qu’ils ne doivent pas parler de ce qui s’est passé à leurs épouses, leurs amis, leurs parents, et le soir, au téléphone ou devant l’écran de l’ordinateur, à la question : comment te sens-tu ? vous répondrez : bien. Très bien. Super bien.

 

Mentez-leur. Mentez-leur quand ils vous demandent si vous vous avez le moral, si vous supportez la chaleur, la pression, votre gilet pare-balles, le poids de votre matériel. Mentez-leur quand ils exigent de savoir pourquoi vous portez un pansement à la main. Mentez-leur quand ils vous assaillent de questions – tu as bien reçu les barres de céréales que je t’ai envoyées ? Et vous répondrez : oui, oui, je les ai adorées, alors que ça fait trois jours que vous n’avez rien pu avaler. Après, vous craquez, vous crachez, oui, mais sous la douche, seul, quand les fragments de chair du Canadien bouchent le siphon, quand une part de vous-même est en train de se diluer comme un corps plongé dans un solvant puissant.

 

Le traducteur qui vous propose ses services ne serait-il pas un espion téléguidé par les talibans, un otage qui agirait sous leur contrainte ? Le piège facile à tendre, ils menacent de tuer sa famille s’il ne coopère pas, ils savent où elle habite, ils ont le nom de son père et de sa sœur, tu sais ce qu’on pourrait faire à ta sœur, oui, il le sait, ils lui tireront une balle dans le dos ou ils la brûleront à l’acide, un jet dans la gueule, défigurée pour l’exemple, alors oui, sans aucun doute, le traducteur qui est dans votre camp au début de la mission peut tout à fait passer dans le camp ennemi deux mois plus tard parce qu’il a peur, oui, dites-vous bien que la peur gouverne tout, là-bas ; et il y a ce cadavre placé au milieu de la route, peut-être bourré d’explosifs, il y a cette petite chèvre qui progresse à votre suite avec sa clochette autour du cou, il y a ce kamikaze qui surgit au milieu d’une zone que vous êtes en train de sécuriser, il se précipite vers vous comme si vous étiez la plus belle fille du monde, il a eu le coup de foudre, le salaud, mais c’est vous qui finirez électrocuté... Vous aurez beau être exposé à l’épouvante et au stress, à la répugnance tragique de la haine, vous ne serez jamais préparé à ressentir l’angoisse de tomber sur un engin explosif improvisé, on appelle ça un IED et, en Afghanistan, c’est l’ennemi public numéro un – pire qu’un faiseur de veuves –, si vous marchez ou roulez dessus, vous vous retrouvez au mieux amputé des mains, des bras ou d’une partie du crâne, oui, et même comme ça vous pourrez survivre, mais seul, à l’hôpital militaire où tout le monde finira par vous oublier et où vous préférerez crever, parce qu’au moins votre veuve percevra une pension et pourra refaire sa vie avec un autre, un type normal, pas un soldat qui lui reviendra en kit après une mission de six mois, et vous savez quel nom ont donné les insurgés à cette mise à mort ? Planter des fleurs... Le romantisme taliban...

 

© Gallimard 2016

© Photo : F. Mantovani

 

 

Quatrième de couverture > De retour d’Afghanistan où il a perdu plusieurs de ses hommes, le lieutenant Romain Roller est dévasté. Au cours du séjour de décompression organisé par l’armée à Chypre, il a une liaison avec la jeune journaliste et écrivain Marion Decker. Dès le lendemain, il apprend qu’elle est mariée à François Vély, un charismatique entrepreneur franco-américain, fils d’un ancien ministre et résistant juif. En France, Marion et Romain se revoient et vivent en secret une grande passion amoureuse. Mais François est accusé de racisme après avoir posé pour un magazine, assis sur une œuvre d’art représentant une femme noire. À la veille d’une importante fusion avec une société américaine, son empire est menacé. Un ami d’enfance de Romain, Osman Diboula, fils d’immigrés ivoiriens devenu au lendemain des émeutes de 2005 une personnalité politique montante, prend alors publiquement la défense de l’homme d’affaires, entraînant malgré lui tous les protagonistes dans une épopée puissante qui révèle la violence du monde.

 

Karine Tuil est notamment l’auteur de L’invention de nos vies, qui a été traduit dans de nombreux pays. L’Insouciance est son dixième roman.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Karine Tuil, L’Insouciance, Gallimard, août 2016, 522 pages, 22 €

 

> Lire la critique de Brigitte Bontour sur L’Insouciance de Karine Tuil

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